Bel-Ami / Милый друг
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«Te rappelles-tu le major Simbretas, que nous appelions le docteur Ipeca? Quand nous nous jugions murs pour vingt-quatre heures d'infirmerie, pays beni, nous passions a la visite.
«Il etait assis sur sa chaise, avec ses grosses cuisses ouvertes dans son pantalon rouge, ses mains sur ses genoux, les bras formant pont, le coude en l'air, et il roulait ses gros yeux de loto en mordillant sa moustache blanche.
«Tu te rappelles sa prescription:
«Ce soldat est atteint d'un derangement d'estomac. Administrez-lui le vomitif no 3 selon ma formule, puis douze heures de repos; il ira bien.»
«Il etait souverain, ce vomitif, souverain et irresistible. On l'avalait donc, puisqu'il le fallait. Puis, quand on avait passe par la formule du docteur Ipeca, on jouissait de douze heures de repos bien gagne.
«Eh bien, mon cher, pour atteindre l'Afrique, il faut subir, pendant quarante heures, une autre sorte de vomitif irresistible, selon la formule de la Compagnie Transatlantique.»
Elle se frottait les mains, tout a fait heureuse de son idee.
Elle se leva et se mit a marcher, apres avoir allume une autre cigarette, et elle dictait, en soufflant des filets de fumee qui sortaient d'abord tout droit d'un petit trou rond au milieu de ses levres serrees, puis s'elargissant, s'evaporaient en laissant par places, dans l'air, des lignes grises, une sorte de brume transparente, une buee pareille a des fils d'araignee. Parfois, d'un coup de sa main ouverte, elle effacait ces traces legeres et plus persistantes; parfois aussi elle les coupait d'un mouvement tranchant de l'index et regardait ensuite, avec une attention grave, les deux troncons d'imperceptible vapeur disparaitre lentement.
Et Duroy, les yeux leves, suivait tous ses gestes, toutes ses attitudes, tous les mouvements de son corps et de son visage occupes a ce jeu vague qui ne prenait point sa pensee.
Elle imaginait maintenant les peripeties de la route, portraiturait des compagnons de voyage inventes par elle, et ebauchait une aventure d'amour avec la femme d'un capitaine d'infanterie qui allait rejoindre son mari.
Puis, s'etant assise, elle interrogea Duroy sur la topographie de l'Algerie, qu'elle ignorait absolument. En dix minutes, elle en sut autant que lui, et elle fit un petit chapitre de geographie politique et coloniale pour mettre le lecteur au courant et le bien preparer a comprendre les questions serieuses qui seraient soulevees dans les articles suivants.
Puis elle continua par une excursion dans la province d'Oran, une excursion fantaisiste, ou il etait surtout question des femmes, des Mauresques, des Juives, des Espagnoles.
– Il n'y a que ca qui interesse, disait-elle.
Elle termina par un sejour a Saida, au pied des hauts plateaux, et par une jolie petite intrigue entre le sous-officier Georges Duroy et une ouvriere espagnole employee a la manufacture d'alfa de Ain-el-Hadjar. Elle racontait les rendez-vous, la nuit, dans la montagne pierreuse et nue, alors que les chacals, les hyenes et les chiens arabes crient, aboient et hurlent au milieu des rocs.
Et elle prononca d'une voix joyeuse:
– La suite a demain!
Puis, se relevant:
– C'est comme ca qu'on ecrit un article, mon cher monsieur. Signez, s'il vous plait.
Il hesitait.
– Mais signez donc.
Alors il se mit a rire, et ecrivit au bas de la page:
Elle continuait a fumer en marchant; et il la regardait toujours, ne trouvant rien a dire pour la remercier, heureux d'etre pres d'elle, penetre de reconnaissance et du bonheur sensuel de cette intimite naissante. Il lui semblait que tout ce qui l'entourait faisait partie d'elle, tout, jusqu'aux murs couverts de livres. Les sieges, les meubles, l'air ou flottait l'odeur du tabac, avaient quelque chose de particulier, de bon, de doux, de charmant, qui venait d'elle.
Brusquement elle demanda:
– Qu'est-ce que vous pensez de mon amie, Mme de Marelle?
Il fut surpris:
– Mais… je la trouve… je la trouve tres seduisante.
– N'est-ce pas?
– Oui, certainement.
Il avait envie d'ajouter:
Elle reprit:
– Et si vous saviez comme elle est drole, originale, intelligente! C'est une boheme, par exemple, une vraie boheme. C'est pour cela que son mari ne l'aime guere. Il ne voit que le defaut et n'apprecie point les qualites.
Duroy fut stupefait d'apprendre que Mme de Marelle etait mariee. C'etait bien naturel, pourtant.
Il demanda:
– Tiens… elle est mariee? Et qu'est-ce que fait son mari?
Mme Forestier haussa tout doucement les epaules et les sourcils, d'un seul mouvement plein de significations incomprehensibles.
– Oh! il est inspecteur de la ligne du Nord. Il passe huit jours par mois a Paris. Ce que sa femme appelle «le service obligatoire» ou encore «la corvee de semaine», ou encore «la semaine sainte». Quand vous la connaitrez mieux, vous verrez comme elle est fine et gentille. Allez donc la voir un de ces jours.
Duroy ne pensait plus a partir; il lui semblait qu'il allait rester toujours, qu'il etait chez lui.
Mais la porte s'ouvrit sans bruit, et un grand monsieur s'avanca, qu'on n'avait point annonce.
Il s'arreta en voyant un homme. Mme Forestier parut genee une seconde, puis elle dit, de sa voix naturelle, bien qu'un peu de rose lui fut monte des epaules au visage:
– Mais entrez donc, mon cher. Je vous presente un bon camarade de Charles, M. Georges Duroy, un futur journaliste.
Puis, sur un ton different, elle annonca:
– Le meilleur et le plus intime de nos amis, le comte de Vaudrec.
Les deux hommes se saluerent en se regardant au fond des yeux, et Duroy tout aussitot se retira.
On ne le retint pas. Il balbutia quelques remerciements, serra la main tendue de la jeune femme, s'inclina encore devant le nouveau venu, qui gardait un visage froid et serieux d'homme du monde, et il sortit tout a fait trouble, comme s'il venait de commettre une sottise.
En se retrouvant dans la rue, il se sentit triste, mal a l'aise, obsede par l'obscure sensation d'un chagrin voile. Il allait devant lui, se demandant pourquoi cette melancolie subite lui etait venue; il ne trouvait point, mais la figure severe du comte de Vaudrec, un peu vieux deja, avec des cheveux gris, l'air tranquille et insolent d'un particulier tres riche et sur de lui, revenait sans cesse dans son souvenir.
Et il s'apercut que l'arrivee de cet inconnu, brisant un tete-a-tete charmant ou son coeur s'accoutumait deja, avait fait passer en lui cette impression de froid et de desesperance qu'une parole entendue, une misere entrevue, les moindres choses parfois suffisent a nous donner.