Bel-Ami / Милый друг
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La foule glissait autour de lui, extenuee et lente, et il pensait toujours: «Tas de brutes! tous ces imbeciles-la ont des sous dans le gilet». Il bousculait les gens de l'epaule, et sifflotait des airs joyeux. Des messieurs heurtes se retournaient en grognant; des femmes prononcaient: «En voila un animal!»
Il passa devant le Vaudeville, et s'arreta en face du Cafe Americain, se demandant s'il n'allait pas prendre son bock, tant la soif le torturait. Avant de se decider il regarda l'heure aux horloges lumineuses, au milieu de la chaussee. Il etait neuf heures un quart. Il se connaissait: des que le verre plein de biere serait devant lui, il l'avalerait. Que ferait-il ensuite jusqu'a onze heures?
Il passa:
Comme il arrivait au coin de la place de l'Opera, il croisa un gros jeune homme, dont il se rappela vaguement avoir vu la tete quelque part.
Il se mit a le suivre en cherchant dans ses souvenirs, et repetant a mi-voix: «Ou diable ai-je connu ce particulier-la?»
Il fouillait dans sa pensee, sans parvenir a se le rappeler; puis, tout d'un coup, par un singulier phenomene de memoire, le meme homme lui apparut moins gros, plus jeune, vetu d'un uniforme de hussard. Il s'ecria tout haut: «Tiens, Forestier!» et, allongeant le pas, il alla frapper sur l'epaule du marcheur. L'autre se retourna, le regarda, puis dit:
– Qu'est-ce que vous me voulez, monsieur?
Duroy se mit a rire:
– Tu ne me reconnais pas?
– Non.
– Georges Duroy du 6e hussards.
Forestier tendit les deux mains:
– Ah! mon vieux! comment vas-tu?
– Tres bien, et toi?
– Oh! moi, pas trop; figure-toi que j'ai une poitrine de papier mache maintenant; je tousse six mois sur douze, a la suite d'une bronchite que j'ai attrapee a Bougival, l'annee de mon retour a Paris, voici quatre ans maintenant.
– Tiens! tu as l'air solide, pourtant.
Et Forestier, prenant le bras de son ancien camarade, lui parla de sa maladie, lui raconta les consultations, les opinions et les conseils des medecins, la difficulte de suivre leurs avis dans sa position. On lui ordonnait de passer l'hiver dans le Midi; mais le pouvait-il? Il etait marie et journaliste, dans une belle situation.
– Je dirige la politique a la Vie Francaise. Je fais le Senat au Salut, et, de temps en temps, des chroniques litteraires pour la Planete. Voila, j'ai fait mon chemin.
Duroy, surpris, le regardait. Il etait bien change, bien muri. Il avait maintenant une allure, une tenue, un costume d'homme pose, sur de lui, et un ventre d'homme qui dine bien. Autrefois il etait maigre, mince et souple, etourdi, casseur d'assiettes, tapageur et toujours en train. En trois ans Paris en avait fait quelqu'un de tout autre, de gros et serieux, avec quelques cheveux blancs sur les tempes, bien qu'il n'eut pas plus de vingt-sept ans.
Forestier demanda:
– Ou vas-tu?
Duroy repondit:
– Nulle part, je fais un tour avant de rentrer.
– Eh bien, veux-tu m'accompagner a la Vie Francaise, ou j'ai des epreuves a corriger; puis nous irons prendre un bock ensemble?
– Je te suis.
Et ils se mirent a marcher en se tenant par le bras, avec cette familiarite facile qui subsiste entre compagnons d'ecole et entre camarades de regiment.
– Qu'est-ce que tu fais a Paris? dit Forestier.
Duroy haussa les epaules:
– Je creve de faim, tout simplement. Une fois mon temps fini, j'ai voulu venir ici pour… pour faire fortune ou plutot pour vivre a Paris; et voila six mois que je suis employe aux bureaux du chemin de fer du Nord, a quinze cents francs par an, rien de plus.
Forestier murmura:
– Bigre, ca n'est pas gras.
– Je te crois. Mais comment veux-tu que je m'en tire? Je suis seul, je ne connais personne, je ne peux me recommander de personne. Ce n'est pas la bonne volonte qui me manque, mais les moyens.
Son camarade le regarda des pieds a la tete, en homme pratique, qui juge un sujet, puis il prononca d'un ton convaincu:
– Vois-tu, mon petit, tout depend de l'aplomb, ici. Un homme un peu malin devient plus facilement ministre que chef de bureau. Il faut s'imposer et non pas demander. Mais comment diable n'as-tu pas trouve mieux qu'une place d'employe au Nord?
Duroy reprit:
– J'ai cherche partout, et je n'ai rien decouvert. Mais j'ai quelque chose en vue en ce moment, on m'offre d'entrer comme ecuyer au manege Pellerin. La, j'aurai, au bas mot, trois mille francs.
Forestier s'arreta net:
– Ne fais pas ca, c'est stupide, quand tu devrais gagner dix mille francs. Tu te fermes l'avenir du coup. Dans ton bureau, au moins tu es cache, personne ne te connait, tu peux en sortir si tu es fort, et faire ton chemin. Mais une fois ecuyer, c'est fini. C'est comme si tu etais maitre d'hotel dans une maison ou Tout-Paris va diner. Quand tu auras donne des lecons d'equitation aux hommes du monde ou a leurs fils, ils ne pourront plus s'accoutumer a te considerer comme leur egal.
Il se tut, reflechit quelques secondes, puis demanda:
– Es-tu bachelier?
– Non. J'ai echoue deux fois.
– Ca ne fait rien, du moment que tu as pousse tes etudes jusqu'au bout. Si on parle de Ciceron ou de Tibere, tu sais a peu pres ce que c'est?
– Oui, a peu pres.
– Bon, personne n'en sait davantage, a l'exception d'une vingtaine d'imbeciles qui ne sont pas fichus de se tirer d'affaire. Ca n'est pas difficile de passer pour fort, va; le tout est de ne pas se faire pincer en flagrant delit d'ignorance. On manoeuvre, on esquive la difficulte, on tourne l'obstacle, et on colle les autres au moyen d'un dictionnaire. Tous les hommes sont betes comme des oies et ignorants comme des carpes.
Il parlait en gaillard tranquille qui connait la vie, et il souriait en regardant passer la foule. Mais tout d'un coup il se mit a tousser, et s'arreta pour laisser finir la quinte, puis, d'un ton decourage:
– Est-ce pas assommant de ne pouvoir se debarrasser de cette bronchite? Et nous sommes en plein ete. Oh! cet hiver, j'irai me guerir a Menton. Tant pis, ma foi, la sante avant tout.
Ils arriverent au boulevard Poissonniere, devant une grande porte vitree, derriere laquelle un journal ouvert etait colle sur les deux faces. Trois personnes arretees le lisaient.