Les souliers du mort (Ботинки мертвеца)
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— Tiens, fit celui-ci d’un air 'etonn'e, vous voil`a, cher monsieur ? Qu’y a-t-il pour votre service ?
Juve 'etait accoutum'e aux plus extraordinaires originalit'es. Toutefois, en d'epit de son flegme, il ne put demeurer impassible :
— Ah ca, d'eclara-t-il, mais vous avez toujours l’air de tomber de la lune, Monsieur Baraban ! Il me semble pourtant que vous devriez vous souvenir que j’'etais avec vous, il y a deux minutes ?
D’un air tr`es naturel, Baraban r'epondit :
— Mais certainement, mais certainement. Toutefois, je croyais que nous nous 'etions quitt'es.
Il se penchait `a l’oreille de Juve :
— Je vais retrouver une petite femme. Un petit bijou d'elicieux, quelque chose d’exquis. Alors, vous comprenez…
Juve fronca le sourcil :
— Est-ce que cet animal se moque de moi ? pensait-il, ou bien alors est-il compl`etement loufoque ?
Juve, toutefois paya d’audace :
— Mon cher Baraban, fit-il, vous ^etes un type dans mon genre qui me convenez parfaitement et je ne veux pas vous l^acher. Nous allons aller la voir ensemble, cette petite femme.
— Ah mais non, ah, mais non ! Ca n’est pas possible ! Elle sera furieuse que j’am`ene quelqu’un, m^eme un ami. Vous comprenez bien, les amoureux comme elle et moi, comme nous, ca ne s’exhibe pas, ca se cache.
— Je saurai me retirer `a temps.
— Non, non, protestait Baraban, moi je ne veux pas ! Vous comprenez, c’est tr`es g^enant. Surtout qu’elle ne vous conna^it pas.
— Est-ce bien s^ur ?
Mais il 'etait difficile de joindre le regard de l’extraordinaire f^etard. Sous pr'etexte de soleil, il avait substitu'e `a son lorgnon noir des lunettes jaunes, ce qui lui donnait une allure d’un comique extravagant. Il s’arr^eta cependant de bavarder et Juve en profita pour dire d’un air tr`es protecteur :
— Vous pensez bien, mon cher Baraban, que je suis au courant de vos amours.
Et il ajouta avec une mine attrist'ee :
— Votre pauvre neveu Fernand Ricard, vous lui en faites pousser des cornes.
— Quoi ? s’'ecria Baraban, vous savez qu’Alice… ?
— Oui, fit Juve, je sais qu’Alice…
Et celui que Juve prenait pour l’oncle Baraban, un instant surpris, reprit son aplomb :
— Eh bien, fit-il, puisqu’on ne peut rien vous dissimuler, je vais tout vous confier. Ce n’est pas avec ma ni`ece que j’ai rendez-vous. La pauvre petite, ca a chauff'e hier soir, quand elle a su que je la trompais, mais je l’ai provisoirement r'econcili'ee avec son mari. Non, celle que je vais voir, c’est Germaine, une brune capiteuse, au teint mat, on dirait une Espagnole ou une Italienne, et ce qu’il y a de plus curieux, c’est qu’elle est n'ee `a Montmartre.
Juve poursuivait avec ent^etement :
— Je vous accompagne. Je veux `a toute force conna^itre Germaine.
— Non.
— Si !
Leste comme un jeune homme, Baraban parcourait `a pas press'es le trottoir de la rue Richer. Au carrefour de la rue de Tr'evise, un autobus stoppait, il y monta, s’engouffra `a l’int'erieur, puis le v'ehicule d'emarrait.
Mais le policier 'etait leste, lui aussi : il rattrapa l’autobus `a la course, sauta dans la voiture, voulut `a toute force aller s’asseoir `a c^ot'e de l’'enigmatique personnage. Le conducteur l’en emp^echa :
— Complet `a l’int'erieur, d'eclara-t-il. Une place seulement sur la plate-forme.
— C’est encore heureux, pensa Juve, que ce ne soit pas complet.
Baraban semblait ne pas s’^etre apercu que Juve avait pris le m^eme v'ehicule que lui. L’extraordinaire vieillard descendit au boulevard Rochechouart. Il tomba dans les bras du policier :
— Ah, par exemple, s’'ecria-t-il en voyant Juve, elle est bien bonne. Bonjour, mon cher.
Puis, aussit^ot il lui dit :
— Au revoir.
Baraban sauta dans un taxi qui passait, criant au conducteur :
— Rue Duperr'e.
Mais Juve avait entendu :
— Il ne sera pas dit, grommela-t-il, que cet animal me d'epistera. Il commence `a m’int'eresser singuli`erement.
Juve perdait quelques secondes `a chercher un v'ehicule pour lui. Par bonheur, il trouva un taxi. Un passant allait le prendre, le policier, sans vergogne, le bouscula, et, sans tenir compte de ses protestations, car le passant pr'etendait ^etre le premier, Juve dit au m'ecanicien :
— Cent sous pour la rue Duperr'e, place Pigalle.
— Ca colle, r'epondait l’homme qui, agr'eablement surpris de ce client inattendu sans doute, fit grincer de facon abominable ses malheureux changements de vitesse qui n’en pouvaient mais.
Quelques instants apr`es, le policier rattrapait le fuyard. Il le voyait s’engouffrer sous la vo^ute d’une maison apr`es avoir r'egl'e son taxi.
Juve paya le fiacre, et, sans rien demander `a la concierge, bondit dans l’escalier qui se pr'esentait `a sa droite. `A toute allure, Juve gravissait les 'etages, esp'erant `a chaque instant rejoindre Baraban.
Il parvint au cinqui`eme, et l`a, il acquit la triste certitude que l’oncle Baraban ne l’avait pas pr'ec'ed'e dans cet escalier. Le policier, par la fen^etre qui donnait sur la cour, voyait en effet Baraban en train de traverser cette cour et qui sortait `a l’autre extr'emit'e.
La maison 'etait double, avec deux issues, l’une sur la rue Duperr'e, l’autre sur la rue Victor-Mass'e.
Juve descendit lentement. Il avait perdu la piste de l’homme qu’il poursuivait et dont l’attitude lui paraissait de plus en plus surprenante.
Le policier n’essaya pas de retrouver son homme. Assez penaud, il rentra chez lui, et, conform'ement `a son habitude, s’'etendit sur son lit, tout habill'e. Les yeux fix'es sur le plafond, Juve r'efl'echit longuement :
— Ce Baraban, grommelait-il, m’a fichu dedans et je suis un imb'ecile. Mais tout n’est pas fini, et je saurai, oui, je saurai.
Soudain, le front de Juve se rembrunit. Il raviva dans sa pens'ee le souvenir des traits de cet homme et de ce regard perp'etuellement fuyant qu’il n’avait pas pu fixer une fois. Il se rendait compte aussi que la voix de Baraban 'etait une voix 'etrange, anormale, nullement naturelle. Tiens !