Les souliers du mort (Ботинки мертвеца)
Шрифт:
— Serait-ce possible, pensait Juve, que ce soit Lui ?
En prononcant ce Lui, Juve voyait se pr'eciser devant ses yeux un personnage, une silhouette qui ne rappelait en rien le jovial Baraban.
C’'etaient des traits durs, sinistres, qu’il entrevoyait, un visage imp'en'etrable, un masque sardonique, un regard d’acier. C’'etait une vision tragique qui surgissait `a son esprit, non point une vision de gaiet'e et de rire, mais de drame, de trag'edie, d’horreur.
— Est-ce possible ? se demandait Juve. Si c’est Luiqui se cache d'esormais sous la personnalit'e de l’oncle Baraban, qu’est-ce tout cela peut bien signifier ?
Juve s’'etait assis sur son s'eant, il discutait tout haut, avec lui-m^eme :
— Non, non, je ne peux pas y croire, c’est impossible et pourtant ?
21 – CHAUSSER LES SOULIERS DU MORT
Il 'etait `a peine sept heures. Un fiacre s’arr^etait `a quelques m`etres du num'ero 22 de la rue Richer. Trois hommes en descendirent : deux hommes aux allures d’anciens militaires, et un troisi`eme personnage qui synth'etisait le type parfait du valet de chambre de bonne maison. Le fiacre 'etait retenu `a l’heure. Il pleuvait l'eg`erement et le cocher, maussade, avait relev'e le col de son manteau.
Le valet de chambre, cependant, disait `a ses deux compagnons :
— Vous allez vous tenir devant la porte l’un et l’autre. S’il sort, arr^etez-le et mettez-le dans la voiture, vous savez ensuite ce qu’il faut en faire.
— Compris, patron, dirent les deux autres.
L’homme `a l’allure de domestique, cependant, s’introduisit dans le couloir obscur de la maison habit'ee par le fameux Baraban et dans laquelle se trouvait 'egalement demeurer l’ami de Juve, le journaliste Fandor !
Ce dernier 'etait plong'e dans le plus profond sommeil lorsqu’un violent coup de sonnette retentit `a sa porte. Fandor sursauta, cria :
Quelques instants pass`erent, un autre coup de sonnette. Fandor, qui dormait sur le c^ot'e droit, se remit sur le c^ot'e gauche, et r'ep'eta : « zut ! » avec la m^eme conviction. Au troisi`eme carillon, le journaliste bondit hors de son lit : « Bon sang bleu, fit-il, on ne peut donc pas vous foutre la paix. »
Et, s’enveloppant d’une sorte de peignoir, il s’en alla en titubant, les yeux encore tout bouffis de sommeil, ouvrir la porte de son appartement.
`A peine l’eut-il entreb^aill'ee que celle-ci fut violemment pouss'ee, quelqu’un entrait dans la pi`ece, apr`es avoir referm'e la porte derri`ere lui. Abasourdi, Fandor le suivait.
— Qu’est-ce que vous voulez ? Qui ^etes-vous ? interrogea Fandor.
Le visiteur s’inclina respectueusement devant le journaliste :
— Je suis le domestique.
— Quel domestique ? demanda Fandor en bougonnant.
— Le domestique que monsieur a fait demander, et je m’appelle Sulpice.
— Bougre ! fit Fandor, vous en avez bien l’air. Mais qu’est-ce que vous voulez ?
Le domestique multipliait les courbettes.
C’'etait l’homme qui quelques instants auparavant 'etait arriv'e en fiacre rue Richer, avec les deux hommes aux allures d’anciens militaires. Il insistait :
— Monsieur a fait demander un domestique `a l’agence de la rue de Provence, et c’est moi qu’on envoie. Je viens me mettre aux ordres de Monsieur.
Une sourde col`ere envahissait Fandor :
— Ah, grogna-t-il, vous venez vous mettre aux ordres ? Eh bien, je vous intime l’ordre de foutre le camp d’ici. Vous ne savez pas vivre, mon garcon, on n’a pas id'ee de r'eveiller les gens `a pareille heure, et j’estime qu’un honn^ete homme ne doit pas se lever avant midi.
— Mais on m’avait dit que monsieur voulait que je vienne me mettre `a sa disposition pour l’heure `a laquelle il se l`everait.
— Mais, bougre d’^ane, criait Fandor, tout le monde sait que je me l`eve `a midi. Et puis, d’ailleurs, je n’ai jamais demand'e de domestique. Qu’est-ce que vous me chantez l`a ?
Le domestique ne se tenait pas pour battu :
— J’ai ordre de venir chez monsieur. D’ailleurs, la r'eception de monsieur ne m’'etonne pas, et j’y reste.
— Vous restez ? Vraiment ? Et la r'eception que je vous fais ne vous 'etonne pas ? Pourquoi ?
— Oh, poursuivit l’individu qui avait d'eclar'e s’appeler Sulpice, parce que je sais que monsieur est un original, une esp`ece d’'energum`ene un peu piqu'e, mais bon garcon, par exemple, ca, je ne dis pas le contraire. Seulement, voil`a, monsieur a des id'ees pas comme tout le monde et m^eme souvent sa facon de faire, pr^ete `a rire pour les gens s'erieux, pour les personnes raisonnables.
Fandor 'etait si exasp'er'e qu’il ne parvenait pas `a placer une parole. Les yeux lui sortaient de la t^ete. Il empoigna une potiche sur une 'etag`ere :
— Esp`ece de cr'etin, hurla-t-il, foutez-moi le camp tout de suite ou je vous casse la gueule, aussi vrai que je m’appelle Fandor !
Et soudain, le journaliste l^acha la potiche qui tomba sur le sol et s’'eparpilla en mille morceaux.
Fandor avait de quoi ^etre abasourdi. Au moment o`u il prof'erait cette menace, l’extraordinaire valet de chambre avait 'eclat'e de rire, et d'eclar'e d’une voix que, cette fois, Fandor reconnaissait bien :