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Alphonse Daudet
Les lettres de mon moulin
La ch`evre de M. Seguin
A M. Pierre Gringoire, po`ete lyrique `a Paris.
Tu seras bien toujours le m^eme, mon pauvre Gringoire !
Comment ! on t’offre une place de chroniqueur dans un bon journal de Paris, et tu as l’aplomb de refuser… Mais regarde-toi, malheureux garcon ! Regarde ce pourpoint trou'e, ces chausses en d'eroute [1] , cette face maigre qui crie la faim [2] . Voil`a pourtant o`u t’a conduit la passion des belles rimes ! Voil`a ce que t’ont valu dix ans de loyaux services dans les pages du sire Apollo [3] … Est-ce que tu n’as pas honte, `a la fin ?
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ces chausses en d'eroute –
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cette face maigre qui crie la faim – это худое лицо, что вопит о голоде
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Voil`a ce que t’ont valu dix ans de loyaux services dans les pages du sire Apollo… – Вот чего стоили тебе десять лет верной службы у его величества Аполлона…
Fais-toi donc chroniqueur, imb'ecile ! fais-toi chroniqueur ! Tu gagneras beaucoup d’argent, tu auras ton couvert chez Br'ebant [4] .
Non ? Tu ne veux pas ? Tu pr'etends rester libre `a ta guise jusqu’au bout… Eh bien, 'ecoute un peu l’histoire de La ch`evre de M. Seguin. Tu verras ce que l’on gagne `a vouloir vivre libre.
M. Seguin n’avait jamais eu de bonheur avec ses ch`evres.
Il les perdait toutes de la m^eme facon ; un beau matin, elles cassaient leur corde, s’en allaient dans la montagne, et l`a-haut le loup les mangeait. Ni les caresses de leur ma^itre, ni la peur du loup, rien ne les retenait. C’'etaient, para^it-il, des ch`evres ind'ependantes, voulant `a tout prix le grand air et la libert'e.
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Br'ebant – Бребан, парижский ресторатор
Le brave M. Seguin, qui ne comprenait rien au caract`ere de ses b^etes, 'etait constern'e. Il disait :
« C’est fini ; les ch`evres s’ennuient chez moi, je n’en garderai pas une. »
Cependant, il ne se d'ecouragea pas, et, apr`es avoir perdu six ch`evres de la m^eme mani`ere, il en acheta une septi`eme ; seulement, cette fois, il eut soin de la prendre toute jeune [5] , pour qu’elle s’habitu^at mieux `a demeurer chez lui.
Ah ! Gringoire, qu’elle 'etait jolie la petite ch`evre de M. Seguin ! qu’elle 'etait jolie avec ses yeux doux, sa barbiche de sous-officier, ses sabots noirs et luisants, ses cornes z'ebr'ees et ses longs poils blancs qui lui faisaient une houppelande ! C’'etait presque aussi charmant que le cabri d’Esm'eralda – tu te rappelles, Gringoire ? – et puis, docile, caressante, se laissant traire sans bouger, sans mettre son pied dans l’'ecuelle. Un amour de petite ch`evre…
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il eut soin de la prendre toute jeune – он позаботился о том, чтобы взять молодую козочку
M. Seguin avait derri`ere sa maison un clos entour'e d’aub'epines. C’est l`a qu’il mit la nouvelle pensionnaire. Il l’attacha `a un pieu au plus bel endroit du pr'e, en ayant soin de lui laisser beaucoup de corde, et de temps en temps il venait voir si elle 'etait bien. La ch`evre se trouvait tr`es heureuse et broutait l’herbe de si bon coeur que M. Seguin 'etait ravi.
« Enfin, pensait le pauvre homme, en voil`a une qui ne s’ennuiera pas chez moi ! »
M. Seguin se trompait, sa ch`evre s’ennuya.
Un jour, elle se dit en regardant la montagne :
« Comme on doit ^etre bien l`a-haut ! Quel plaisir de gambader dans la bruy`ere, sans cette maudite longe qui vous 'ecorche le cou !… C’est bon pour l’^ane ou le boeuf de brouter dans un clos !… Les ch`evres, il leur faut du large. »
A partir de ce moment, l’herbe du clos lui parut fade. L’ennui lui vint. Elle maigrit, son lait se fit rare [6] . C’'etait piti'e de la voir tirer tout le jour sur sa longe, la t^ete tourn'ee du c^ot'e de la montagne, la narine ouverte, en faisant M'e !… tristement.
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Elle maigrit, son lait se fit rare. –
M. Seguin s’apercevait bien que sa ch`evre avait quelque chose, mais il ne savait pas ce que c’'etait… Un matin, comme il achevait de la traire, la ch`evre se retourna et lui dit dans son patois [7] :
« Ecoutez, monsieur Seguin, je me languis chez vous, laissez-moi aller dans la montagne.
– Ah ! mon Dieu !… Elle aussi ! » cria M. Seguin stup'efait, et du coup il laissa tomber son 'ecuelle ; puis, s’asseyant dans l’herbe `a c^ot'e de sa ch`evre :
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dans son patois – на своём наречии
« Comment, Blanquette, tu veux me quitter ! » Et Blanquette r'epondit :
« Oui, monsieur Seguin.
– Est-ce que l’herbe te manque ici ?
– Oh ! non, monsieur Seguin.
– Tu es peut-^etre attach'ee de trop court [8] . Veux-tu que j’allonge la corde ?
– Ce n’est pas la peine [9] , monsieur Seguin.
– Alors, qu’est-ce qu’il te faut ? qu’est-ce que tu veux ?
– Je veux aller dans la montagne, monsieur Seguin.
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Tu es peut-^etre attach'ee de trop court. – Может, слишком коротка твоя привязь.
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Ce n’est pas la peine. – Не стоит беспокоиться.
– Mais, malheureuse, tu ne sais pas qu’il y a le loup dans la montagne… Que feras-tu quand il viendra ?
– Je lui donnerai des coups de cornes [10] , monsieur Seguin.
– Le loup se moque bien de tes cornes. Il m’a mang'e des biques autrement encorn'ees que toi [11] … Tu sais bien, la pauvre vieille Renaude qui 'etait ici l’an dernier ? une ma^itresse ch`evre, forte et m'echante comme un bouc. Elle s’est battue avec le loup toute la nuit… puis, le matin, le loup l’a mang'ee.
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Je lui donnerai des coups de cornes. – Я ему наподдам рогами.
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Il m’a mang'e des biques autrement encorn'ees que toi… – Он у меня сожрал коз и пободливее тебя…
– P'eca"ire ! Pauvre Renaude !… Ca ne fait rien, monsieur Seguin, laissez-moi aller dans la montagne.
– Bont'e divine !… dit M. Seguin ; mais qu’est-ce qu’on leur fait donc `a mes ch`evres ? Encore une que le loup va me manger… Eh bien, non… je te sauverai malgr'e toi, coquine ! et de peur que tu ne rompes ta corde, je vais t’enfermer dans l’'etable, et tu y resteras toujours. »
L`a-dessus, M. Seguin emporte la ch`evre dans une 'etable toute noire, dont il ferma la porte `a double tour. Malheureusement, il avait oubli'e la fen^etre, et `a peine eut-il le dos tourn'e, que la petite s’en alla…
Tu ris, Gringoire ? Parbleu ! je crois bien ; tu es du parti des ch`evres [12] , toi, contre ce bon M. Seguin… Nous allons voir si tu riras tout `a l’heure.
Quand la ch`evre blanche arriva dans la montagne, ce fut un ravissement g'en'eral. Jamais les vieux sapins n’avaient rien vu d’aussi joli. On la recut comme une petite reine. Les ch^ataigniers se baissaient jusqu’`a terre pour la caresser du bout de leurs branches. Toute la montagne lui fit f^ete [13] .
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tu es du parti des ch`evres – ты на стороне коз
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Toute la montagne lui fit f^ete. – Все на этой горе воздавали ей почести. (fit f^ete: форма Pass'e simple от faire f^ete)