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Oui, Madame! Vous le voulez; vous voulez mortifier, atterrer un c oeur qui vous aime tant! Hier encore j’en ai eu une preuve indubitable: vous avez fait appeler un de ces Messieurs, vous lui avez parl'e, vous avez eu l’air de vous int'eresser beaucoup `a sa conversation… il sort, je m’approche de vous, j’ose vous adresser la parole et vous pr'etendez que vous voulez vous exercer. Il est beau, le compliment que vous m’avez dit: «que vous ne voulez pas avoir deux plaisirs `a la fois: me voir et lire mes lettres». Je l’ai traduit mot par mot en lan-gage du coeur, en langage de v'erit'e: voil`a ce qu’il signifie: «aurais-je le temps de penser `a toi et `a tes lettres». La mine qui accompagnait le compliment l’ex-primait ainsi. — Vous me m'eprisez, Madame; vous craignez de faire voir aux autres que vous avez m^eme la patience de m’'ecouter; je ne l’ai que trop compris; vous cherchez toujours des moyens pour 'eviter un moment d’entretien que je m’empresse de saisir: c’est clair, vous m’avez dit vous-m^eme, ce que je dois faire…
Eh bien, Madame! quelque p 'enible que soit pour moi le sacrifice, je le consommerais: j’^oterai de vos yeux l’objet de vos d'ego^uts et de vos m'epris, je vous 'epargnerai la peine de me voir.
Les 'egards que je vous dois, Mme, `a vous et `a Mr votre 'epoux m’oblige-ront de para^itre de temps en temps chez vous jusqu’`a une certaine 'epoque afin d’'eviter une interpr'etatation; mais ces visites seront courtes et ne vous comprometteront point, comme vous avez eu la bont'e de me le si gnifier.
La fiert 'e naturelle `a des gens qui n’ont pas le front d’airain, me le com-mande; je ne peux pas supporter qu’on me m'eprise, je ne veux pas non plus ^etre `a charge `a personne.
Je me rappelle bien ce que vous avez dit une fois des gens pauvres qui ont du caract `ere, au sujet d’une de nos connaissances: «Il est fier, parce qu’il est pauvre». Eh bien, Madame, je suis plus pauvre encore, et je suis fier, bien que la pauvret'e ne soit pas un m'erite `a 'etaler, comme ce n’est non plus une honte `a cacher!
Une de mes lettres pr 'ec'edentes vous aura instruite de la justice que je sais me rendre `a moi-m^eme, de la vraie opinion que j’ai de mon individu. Il reste encore un grand d'efaut que je n’ai point nomm'e, mais que j’ai fait voir dans plusieurs occasions: c’est l’exc`es de franchise.
Que vous ai-je fait, Madame? je vous aimais!..
Si vous m ’eussiez vu hier dans l’'etat angoiss'e o`u je me trouvais, mon visage enflamm'e, mes yeux 'egar'es, si vous eussiez pu sentir les palpitations in-termittentes de mon coeur… etc. Non! je n’ai pas voulu vous offrir ce spectacle (qui vous aurait peut-^etre attrister: je me suis enfui `a toute force). Arriv'e pr`es de corps-de-garde, en face de la petite 'eglise, je me suis trouv'e mal; un bon soldat, qui 'etait en faction, eut piti'e de mon 'etat, il a sonn'e des camarades, qui m ’ont introduit ou plut^ot port'e dans l’int'erieur et m’ont prodigu'e tous les se-cours qu’ils pouvaient imaginer; gr^ace aux soins de ces excellents militaires, je me suis un peu remis au bout de quelques moments et je suis parti. Etant rentr'e chez moi, j’ai eu un acc`es de fi`evre; le sommeil fuyait de mes yeux; mon coeur 'etait serr'e et ma poitrine oppress'ee comme si un poids 'enorme m’'ecra-sait et me cessait la respiration. Vers dix heures du matin, deux ruisseaux de larmes, de ces larmes br^ulantes de d'esespoir, m’ont un peu soulag'e; mais je n’ai pas pu fermer la paupi`ere.
Quand je me souviens que voil `a un mois, que j’ai 'et'e trait'e bien autre-ment! Oh! c’'etait le jour de mon bonheur, trop <нрзб.>, il est seul dont le s ouvenir me soit doux, dont l’agr'eable image effleure encore mes l`evres d’un sou-rire des bienheureux, il m’ouvrait les cieux pour me replonger dans l’abyme du n'eant. Je me dit alors: Oh, de qui dependait mon bonheur? et qui s’est jou'e du cr'edule? Confiant, je me livrai enti`erement… <незак.>
Simple et confiant, je me sens si faste; malheureux par ma condition, d 'etromp'e du bonheur et des plaisirs de la vie, presque mort dans l’^ame… Oh! Si j’'etais mort en effet, ce serait pour moi une f'elicit'e… [819]
Jouissez, Madame, du bonheur qui doit toujours ^etre votre partage. Oub-liez un malheureux qui n’est pas digne de votre souvenir, arrachez son nom partout o`u il se trouve, ainsi que tout ce qui peut le rappeler `a votre m'emoire. Adieu, Madame!
J’ai l’honneur d’^etre avec une estime sans bornes (je veux cacher au fond de mon ^ame l’expression des sentiments plus tendres).
Madame!
819
Вписано
Que l ’opinion de l’objet ador'e a de puissance sur nous! Elle nous 'el`eve l’^ame, nous communique une dignit'e ou nous abaisse et nous atterrie. Peu de jours avant, lorsque j’'etais honor'e d’un gracieux accueil, lorsque j’avais la permission de vous suivre sans m’attirer votre indignation j’'etais aux cieux, je me supposais m^eme plus de m'erite que je n’en aie, je prenais un maintien plus s^ur et si j’ose le dire, plus noble, afin de pouvoir vous contempler avec plus de dignit'e… Aujourd’hui m'epris'e, proscrit, je m’humilie `a mes propres yeux, je n’ose presque <оторван край листа> mes regards sur votre personne. Dans ce m^eme instant rentr'e sous mon humble toit, j’h'esitais si je devais allumer la lumi `ere; <оторв.> craignais de remarquer quelque chose d’odieux <оторв.> et dans mes propres traits j’avais peur de moi-m^eme.
Le sort en est jet 'e; cette lettre doit parvenir `a sa destination; c’est mon droit de mort… Quel supplice! mon ^ame est d'echir'ee, mon coeur en proie aux mille tourments qui le torturent, ma t^ete s’'egare!.. Soutiens-moi, juste Ciel! pr^ete-moi assez de forces po ur pouvoir remettre cette lettre fatale.
Ah! un mot de salut, Madame! et vous m ’arr^etez sur le bout du pr'ecipice.
Ce 31 mai 1821.
Je sais que je ne devais plus vous 'ecrire, Madame! peut-^etre suis-je fau-tif envers vous: mais vous, Madame, vous qui ^etes une divinit'e par la figure, par l’esprit, par le coeur, vous devrez aussi avoir une bont'e divine, vous devrez pardonner `a un homme dont la t^ete s’'egare, dont la raison se trouble, dont le coeur est malade, et malade sans espoir de gu'erison. Je vous ai conjur'e, com-me un signe de gr^ace, comme un signe de vie de m’'ecrire petit billet de votre main pour lundi; un billet qui m’a^it dit que je ne suis pas encore tout `a fait perdu dans votre opinion, que je ne suis pas m'epris'e, proscrit. — La journ'ee passe, le billet n’arrive point, et je suis dans des transes mortelles qui ne s’apaisent pas m^eme jusqu’en ce moment-ci.
Eh bien, Madame, tout vient `a l’appui de mes soupcons; par exc`es d’hu-manit'e, seulement, vous n’avez pas voulu me le confirmer en face, pour ne pas r'eduire au d'esespoir un homme dont les sentiments ne vous sont que trop con-nus. Vous dirai-je, Madame? c’est expr`es que dans ma derni`ere visite, rest'e seul aupr`es de vous, j’ai hasard'e ce mot de caresse: c’'etait une pierre de touche, une esp`ece de sonde: vous n’avez pas manqu'e `a me demander d’un air grave et d’un ton de voix s'ev`ere: Quelle caresse. C’est alors que j’ai balbuti'e pour vous r'epondre. Soyez sinc`ere une seule fois avec moi, Madame! Dites que je vous d'eplais, que je vous ennuie: un aveu de cette nature sera dor'enavant la boussole de ma conduite.
C ’est une chose inexplicable que le coeur: torture que j’acquiers, la tris-te certitude de n’^etre plus agr'e'e, il ne bat que pour vous: mon imagination est rempli de votre image, je me prom`ene, je vois une dame de votre taille, et c’est vous que je crois reconna^itre en elle: j’'ecris sur ma table, je d'etourne la t^ete, et c’est vous encore que je vois `a c^ot'e de moi. C’est une fi`evre blanche; je bats la campagne, Madame: n’en soyez point f^ach'ee, plaignez-moi. H'elas! que j’en-vie… je n’ose pas achever: mon p`ere l`a-haut s’en f^acherait… je me prosterne devant lui.
Malheureux! et j ’ose aussi me tra^iner `a vos pieds
J’ aurais pay'e de mon existence si j’avais pu ^etre heureux avec elle une seule fois dans ma vie: oui, je le jure m^eme `a pr`esent, quand je veux l’oublier, que si on me disait: tu seras combl'e de ses faveurs, mais tu seras mort une heure apr`es par le plus cruel des supplices, — je n’aurais point h'esit'e. Elle a beau pr^echer contre l’amour sensuel et pour l’amour platonique: elle n’est point faite pour ce dernier. Ces regards provoquants, cette haleine qui respire le plaisir, ces attitudes, ces gestes involontaires si voluptueux, si propres `a inspirer et `a exciter un amant passionn'e, ces demi-mots qui entre’ouvrent le paradis; tout cela n’est pas en harmonie avec cette chaleur douce et monotone qu’exige un amour platonique.
Depuis ce temps-l `a elle a chang'e totalement sa conduite `a mon 'egard. Elle me boudait, elle me reprochait m^eme le d'esir d’^etre heureux pendant ce fatal t^ete-`a-t^ete. J’ai vu alors son triomphe et ma d'efaite; j’at vu que je perdais dans son opinion et qu’elle voulait se pr'evaloir de l’ombre de faveur qu’elle m’avait une fois accord'ee. Enfin, donnant la pr'ef'erence `a mes yeux tant^ot `a celui-l`a, tant^ot `a cet autre, elle avait cru me blesser, m’outrager par ses d'emar-ches. Parlant sans cesse `a l’`ecart aux autres, elle n’a pas voulu me laisser dire deux mots de suite; si je me trouvais seul avec elle, elle affectait une hauteur et une esp`ece de m'epris, dont elle voulait sans doute m’accabler. Elle s’y trompe: je suis le premier `a reconna^itre mon peu de m'erite; et surtout j’'etu-diais bien mon ext'erieur simple et b'enin, que je n’ai jamais pris la peine de composer. Et derni`erement, sachant que je suis venu, elle envoyait sa fille de chambre, tant^ot pour prendre un livre, tant^ot pour lui apporter un coussin ce qui voulait dire d’une mani'ere tr`es visible: je sais que tu est l`a, mais je veux te mortifier, te outrager… Et pourquoi? pour un vain caprice… Oh! cela n’a pas de nom… Mes resolutions sont prises: adieu, Madame! j’ai vingt huit ans et je suis d'ej`a las d’^etre le jouet de vos fantaisies; il est temps d e se reposer un peu.
Elle ne veut plus me voir! Oui, c ’est une preuve qu’elle me m'eprise; mais pourquoi y m^eler encore ce persiflage amer qu’elle me fait essayer. Elle m’envoie dire par sa femme de chambre que c’est une honte de m’en aller, et si j’ai un billet pour elle, que je la remette par cette fille. C’est donc de mes lettres qu’on a besoin, et non pas de celui qui les a 'ecrites; on en fera une lecture agr'eable `a quelqu’un plus heureux que moi! N'eanmoins je me suis soumis `a cette nouvelle humiliation, j’ai remis le billet et le dicton que j’ai pr'epar'e pour elle, et n’ai rien dit `a la fille et je suis parti. Mon coeur 'etait navr'e, ma t^ete pr^ete `a se fendre; je n’ai jamais 'eprouv'e un si grand tintement dans les tempes; j’'etais pr^et `a tomber en d'efaillance. J’ai march'e toujours: j’ai oubli'e qu’il existe des bateaux sur la Neva, de sorte qu’au sortir de ma r^everie je me suis trouv'e au pont de la Trinit'e. Je me suis gliss'e le long du jardin sans me laisser apercevoir, ma lheureusement Pletneff et sa femme m’ont reconnu: j’ai d ^u faire un tour avec eux. En passant pr`es d’un banc j’ai remarqu'e son p`ere, et quelqu’indispos'e que j’eus 'et'e `a rencontrer tout ce qui la rappelle, j’ai pour-tant salu'e bien respectueusement ce bon viellard.
Arriv 'e chez moi, par mouvement involontaire dont je ne peux pas me rendre compte `a moi-m^eme, j’ai cherch'e mes pistolets, que je n’ai pas pris depuis l’affaire de S… Je n’ai pas voulu certainement me br^uler la cervelle: mais pourquoi ces pistolets, cette poudre et balles? Encore un moment, avec mon caract`ere propre `a s’enflammer, et peut-^etre s’en 'etait fait. Le bon viellard Schubnikoff m’apporta les mouchoirs que la blanchisseuse lui a laiss'e en mon abscence; il a vu les pistolets, il a vu mon air sombre et il a paru fr'emir. Je l’ai rassur'e; je lui ai dit que comme nous 'etions sur le point d’aller `a la campagne, j’en aurais peut-^etre besoin pour ^etre en s^uret'e dans mes promenades solitaires au fond des b ois: il en a paru satisfait. Je me suis remis au bout d’une demi-heure.
Au d ^iner le Prince m’a demand'e, comme c’'etait mardi, pourquoi je ne d^inais pas chez mes connaissances. Madame Gol… m’a jet'e un regard scruta-teur, j’'etais interdit et mal `a mon aise: j’ai balbuti'e quelque chose au Prince et ce quelque chose n’avait pas le sens commun.
Pauvre Archippe! mourir `a 26 ans! un si bon sujet, un excellent sujet, comme il nous a servi tous, en route, `a Paris: il m’'etait tr`es attach'e. Le prince a beaucoup pleur'e: moi-m^eme j’ai vers'e des larmes `a la m'emoire d’un ami plut^ot que d’un serviteur z'el'e; car l’int'er^et qu’il me t'emoignait 'etait plus tendre, plus cordial que celui d’un domestique. Le prince n’a pas pu dormir de toute la nuit; il a fait des gratifications au garde-malade du pauvre Archippe. Comme il 'etait assidu `a apprendre le vocabulaire allemand et francais pendant le voyage, ce pauvre garcon! comme il se r'epandait en civilit'es `a sa mani`ere devant la petite g'en'evoise de Paris. Et mourir `a 26 ans, dans toute la force de la sant'e! Mais je te porte envie, bon Archippe, on ne te tracassera plus. Repo-se-toi en paix!
Hier `a 7 heures je suis all'e `a Soci'et'e des Z'elateurs. J’arrive et je ne trouve personne, pas une ^ame humaine; la porte est encore ferm'ee. J’entre chez Menschenine, il est sorti avant midi. Je vais frapper `a la porte de Boulga-rine, de Jakowleff, de Senkowsky — personne `a la maison. Yakowleff, m’a-t-on dit, d^ine chez elle; peut-^etre lui parlera-t-elle de ma pr'etendu impolitesse: elle taxe ainsi ses connaissances lorsqu’elle leur fait des injustices. Cependant, que devenir? M’en retourner sur mes pas, le trajet est assez long et puis `a 8 heures demi il faut encore revenir. Allons r^oder sans but et sans raison. Me voil`a devant le Grand Th'e^atre. On donne les Deux Figaros. Entrons-y en attendant. J’occupe la place du Prince; j’applaudis `a tous les propos lanc'es contre les femmes, je me fais quelquefois allusion `a ma propre situation. Oh! que
j ’'etais f^ach'e! que j’en voulais `a tout le sexe. Ca m’a plong'e dans une longue r^everie: j’ai pass'e en revue les avances de ma charmante cousine, l’inconstante Nanine: puis la volage Annette L….vicz, puis Antoinette T…rgersky: je ne me suis repos'e que sur le souvenir de la douce Jos'ephine: celle-l`a ne voulait pas me tromper, elle ne me donnait point d’esp'erances, mais elle m’aimait d’ami-ti'e. Bonne, aimable Jos'ephine, tu pleurais en quittant W… ting, tu me disais: si vous passez un jour en France, venez me voir. Et j’ai 'et'e en Yasselonne `a six lieues de Saint-Diez sans pouvoir venir te voir. Recois un soupir, bonne D…
Je r ^evais, je me transportais tant^ot dans la terre de mon oncle, tant^ot `a Charkoff, chez aimable Catiche Str…, tant^ot `a W… no, tant^ot en Pologne, et les heures s’'eculaient. Me voil`a reveill'e de mes pens'ees par une voix qui me souhaite le bonjour, je me retourne, je vois Mr. Fleury: je lui demande l’heure qu’il est. — II est neuf heures pass'ees, dit-il. Je me l`eve et je m’enfuis pour arriver `a temps `a la soci'et'e. Glinka, Boulgarine, Baratynski, Delvig etc. me font force amiti'es. Je me contrains `a rire avec eux et je ne joue pas mal mon r^ole. J’ai propos'e le Colonel Noroff pour ^etre admis comme membre de la so-ci'et'e: lundi en huit il sera recu, je l’en pr'eviendrai jeudi.
A minuit j ’ai pass'e de nouveau chez Jakowleff, j’y ai trouv'e Baktine. Nous avons pass'e en revue les personnes du haut partage, les gens en places et nous avons ri de tr`es bon coeur. Le cernement de ces deux jeunes gens m’est infiniment agr'eable, surtout quand nous faisons le trio. De l’esprit sans pr'eten-tions, des observations vraies, un tact juste — voil`a leur caract'eristique; c’est `a la fois amusant et instructif.
Elle n ’a pourtant rien dit `a Jakowleff sur mon compte. Elle le boud e.
Je suis rentr 'e `a dix heures et je me suis couch'e, je n’ai pu rien lire selon mon habitude: je n’ai pas eu le coeur `a la lecture.
Aujourd ’hui je me suis r'eveill'e `a six heures. Ma t^ete est pesante et mon coeur vide.
Je r 'efl'echissais sur ce que j’ai `a entreprendre. Ne plus y revenir serait le plus salutaire `a mon repos: mais ca aurait bless'e les convenances; ca aurait donn'e des soupcons au mari de la dame. Pourquoi la compromettrais-je? Le plus convenable est d’engager le Prince `a d'em'enager le plut^ot possible `a la campagne — ceci m’aurait servi d’excuse et m’aurait 'epargn'e la mortification de m’exposer encore aux caprices de Madame.
Mr Schydlowsky doit arriver dans quelques jours. La Princesse Barbe m’a dit bien des choses de sa part. C’est sur le sein de cet ami que je me repo-serai de la tourmente que j’ai essuy'ee en son absence. En v'erit'e s’il 'etait ici dans ce temps-l`a, j’aurais toujours 'et'e avec lui et son aimable 'epouse, je n’au-rais pas alors 'ecout'e Yakowleff qui voulait absolument me faire faire connais-sance avec la maison de Mme P…. reff. Il me persuadait qu’on d'esirait m’avoir dans cette maison: je me proposais le plaisir de conna^itre une femme accom-plie, qui poss`ede une infinit'e de connaissances et de talents, qui est aimable, fol^atre, etc. etc. Son 'epoux vient deux fois aux soir'ees d’Isma"iloff, nous faisons connaissance ensemble, il m’invite `a venir chez lui et je lui ai dit que j’y viendrais, bien s^ur de ne jamais faire usage de ses avances. Je viens un soir
chez Jakowleff, j ’y trouve un jeune Portugais et M. Baktine; nous causons ensemble et voil`a une voix de femme qui se fait entendre dans l’antichambre. J’avais d'ej`a sur la bouche le compliment `a faire `a Yakowleff, lorsqu’il dit: C’est S… D… Je vois entrer une jeune dame, je reconnais M-r P…reff dans celui qui la suivait; je crois encore voir un visage que j’ai vu quelque part et que je me remets dans la m'emoire pour celui de M. T…hoff que j’ai vu autre-fois `a Charkoff.
Cette premi 'ere entrevue ne fit pas une grande impression sur moi: j’ai vu en elle une dame tr`es-aimable, d’un babil charmant: j’ai t^ach'e, autant que je l’ai pu, d’^etre gai et poli aupr`es d’elle; il me paraissait d’abord que je ne courais aucun danger, ce qui m’a rendu peut-^etre un peu trop franc et jaseur cette soir'ee. Je n’aime pas la contrainte, mais cette fois-ci je me suis mis `a une table de wiste que je d'eteste, ce qui m’est aussi arriv'e mainte et mainte fois par la suite. Je parlais moi-m^eme, j’ai remarqu'e que c’'etait trop, mais j’allais toujours mon train pour faire voir que je n’aime pas `a me contraindre ni `a en-velopper mon peu de m'erite dans un dehors de la fausse r'eserve: je ne sais si j’ai plu ou deplu par l`a. Le hazard m’a procur'e l’honneur de jouer deux roberts de suite avec la Dame; Mr. Baktine, fr`ere ain'e de Nicolas, a voulu faire briller son talent de bel-esprit, en disant que nous 'etions ins'eparables; la politesse exigeait que je dise un mot de compliment; aussi je n’ai pas manqu'e de dire que ce serait un bonheur pour moi. La Dame a bient^ot interrompu la partie; el-le m’a paru un peu piqu'ee. Un moment apr`es je l’ai entendu dire `a Mr. Jean Baktine: qu’est-ce que ce compliment? J’ai cru entendre qu’il s’agissait du mien, mais j’ai eu bien l’air de n’y faire aucune attention, je n’ai pas chang'e d’humeur tout le reste de la soir'ee. En passant la Dame m’a dit force compliments, qu’elle serait, par exemple, enchant'ee de me voir chez elle, etc. etc. J’y ai repondu tant bien que mal et nous nous s'epar^ames.
La premi `ere fois que j’ai 'et'e chez elle, j’'etais enchant'e; elle a 'et'e d’une gaiet'e charmante: beaucoup d’esprit, une saillie naturelle, quelquefois du sentiment. Je ne l’ai jamais vu depuis de cette humeur-ci. Je peux me vanter d’avoir 'et'e d’abord trait'e avec plus d’'egard que Pana"ieff et quelques autres de mes connaissances: avec eux elle ne s’y prenait que par des enfantillages; la comparaison que j’ai fait depuis a d^u flatter ma petite gloriole. Cependant j’ai toujours tenu ferme; j’ai 'et'e d’une politesse et d’une r'eserve d'esesp'erante; et m^eme par la suite faisant pour elle des po'esies bien tendres, j’ai toujours 'et'e circonspect et m^eme froid dans ma conduite personnelle; de sorte qu’ayant une fois pris cong'e d’elle lorsqu’elle me demandait quand je reviendrais et que je lui ai repondu que mon unique bonheur est de la voir aussi souvent que possible, elle m’a dit qu’on ne me prendrait jamais, et que je suis ardent dans les paroles et froid dans le coeur. C’'etait d'ej`a un avis au lecteur: quelqu’un plus prudent et plus d'efiant que moi aurait compris qu’on ne tarderait pas `a se ven-ger de cette pr'etendue froideur; moi je n’ai pas voulu ^etre sur mes gardes et j’ai donn'e dans le panneau.
C ’est pour se venger sans doute de mon indiff'erence qu’elle m’ a retenu au chevet de son lit le 24 avril. Elle a su renvoyer tout le monde, mais elle a pris la pr 'ecaution de laisser la porte de sa chambre `a coucher ouverte. Elle me parlait de la confiance qu’elle avait en moi, de la pr'ef'erence qu’elle me faisait `a tous les autres: le tout 'etait accompagn'e d’un regard si tendre, d’un air si ca-ressant, que J’a oubli'e mes belles r'esolutions d’^etre impassible. Son 'epaule se d'ecouvre, puis son sein se d'evoile devant mes yeux. Je n’y tiens plus: je le couvre, je le mange de mes baisers, ce beau sein qui semble ne se soulever que pour l’amour et le plaisir, ma main indiscr`ete s’'egare en caressant cette gorge d’alb^atre: je tremblais, j’'etais au supplice d’un homme tortur'e: d`es ce moment-ci je me suis vou'e `a elle, et, sot! je lui en ai fait le serment. Elle me disait que je voulais la perdre, et dieu sait o`u j’en serais, si Jakowleff n’'etait survenu sous le pr'etexte de lui porter des excuses. Dans ce moment m^eme ma bouche 'etait coll'ee sur la sienne, elle m^eme me donnait des baisers qui embrasaient tout mon ^etre, ses yeux 'etaient presque 'eteints; encore une minute… et je m’abreuvais peut-^etre dans la coupe de f'elicit'es… Mais non! ce n’'etaient que des grimaces: elle a vu qu’il n’y a que ce seul moyen de m’attacher `a son char de triomphe et elle a voulu sauter par-dessus quelques consid'era-tions pour atteinde son but… L’impitoyable Jakowleff m’entraine de sa chambre; confus et hors de moi, je le laisse faire, j’entre dans le cabinet de Mr. P… reff, et j’ai 'et'e bien longtemps avant de me remettre: je tremblais de tous mes membres, je tr'essaillais du plaisir en me souvenant de cette sc`ene qui me fait encore la plus douce souvenance et un tr'esaillement universel, comme si une 'etincelle d’'electricit'e eut pass'e par tout mo n individu.
On enterre le pauvre Archippe dans ce moment-ci; je l ’ai vu en passant; ce visage p^ale, d'efigur'e, et le repos de la mort qui veille au chevet de son cer-cueil. Вечная память, добрый, любезный Архип!
Mr. A. Toumansky m ’envoie dire que mon cher Basile va bient^ot revenir de son voyage, qu’il est d'ej`a en route, quelles nouvelles m’apportera-t-il de Paris?
Fleury m ’a dit derni`erement qu’il a aussi recu une lettre de Mr. Rousseau. Comme j’en ai recu une de Madame par le jeune Bourgeois, et que ces lettres ne contiennent rien d’int'eressant, si ce n’est des nouvelles de famille, je n’ai pas voulu demander `a Mr. Fleury la lecture de celle qu’il vient de rece-voir. NB [820] .
Il faut aussi passer `a la maison de la Princesse Golitzin pour m’informer si l’on a recu des nouvelles du Prince Alexis, et s’il n’y a point un petit bout de billet pour moi. Je crains beaucoup des suites du duel qu’il projettait avec le comte Meller. Voil`a mes connaissances chez la Princesse Pauline disperc'es sur la surface du globe! Mar<ieu> est `a Langbach, celui-l`a va se battre, les autres sont all'es faire la campagne contre Dieu sait qui!
820
NB. Il faut pourtant me souvenir que je dois 'ecrire une r'eponse `a la lettre de Madame Rousseau et la remettre `a Monsieur Leclerc ou `a Mr Labinsky pour la lui faire passer.
J’ai lu ce matin La Gerusalemme di Tasso. Je ne sais trop pourquoi, lorsque je trouve quelque chose d e beau, d’agr'eable, d’enchanteur, je cherche toujours une comparaison ou une allusion `a faire `a elle. Toujours elle! Elle ab-sorbe toutes mes id'ees et cependant je suis r'esolu de l’oublier ou du moins de ne penser plus `a elle. Le portrait d’Armide arriv'ee au camps de Godefroi, me parut ^etre le sien: j’y cherchai le sourire, le regard de mon enchanteresse; mais voil`a surtout un passage qui m’arr^eta:
E in tal modo comparte i detti suoi, E il guardo lusinghiero e in dolce riso, Ch ’alcun non `e che non invidii altrui, N`e il timor dalla speme `e in lor diviso. La folle turba degli amanti, a cui Stimolo `e l’arte d’un fallace viso, Senza fren corre, e non li tien vergogna, — etc.Hier, en revenant de chez Mr. Ostolopoff, j ’ai pass'e expr`es dans la rue de Sellerie pour me donner le plaisir de battre encore de mes pieds le m^eme pav'e par lequel j’allais et revenais chez elle. Il me semblait que je venais de sa maison au beau milieu du mois d’avril, lorsque j’ai eu encore la t^ete remplie des r^eves d’un bonheur imaginaire, je ne sais quel contentement se r'epandit subitement dans mon ^ame `a cette seule id'ee; mais bient^ot je suis descendu des nues et j’ai soupir'e en pensant `a la triste r'ealit'e qui m’est rest'ee en partage.