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CXIX

ABEL ET CA"IN

I
Race d'Abel, dors, bois et mange; Dieu te sourit complaisamment.
Race de Ca"in, dans la fange Rampe et meurs mis'erablement. Race d'Abel, ton sacrifice Flatte le nez du S'eraphin! Race de Ca"in, ton supplice Aura-t-il jamais une fin? Race d'Abel, vois tes semailles Et ton b'etail venir `a bien; Race de Ca"in, tes entrailles Hurlent la faim comme un vieux chien. Race d'Abel, chauffe ton ventre `A ton foyer patriarcal; Race de Ca"in, dans ton antre Tremble de froid, pauvre chacal! Race d'Abel, aime et pullule! Ton or fait aussi des petits. Race de Ca"in, coeur qui br^ule, Prends garde `a ces grands app'etits. Race d'Abel, tu cro^is et broutes Comme les punaises des bois! Race de Ca"in, sur les routes Tra^ine ta famille aux abois.
II
Ah! Race d'Abel, ta charogne Engraissera le sol fumant!
Race de Ca"in, ta besogne N'est pas faite suffisamment; Race d'Abel, voici ta honte: Le fer est vaincu par l''epieu! Race de Ca"in, au ciel monte, Et sur la terre jette Dieu!

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CXX

LES LITANIES DE SATAN

^O toi, le plus savant et le plus beau des Anges, Dieu trahi par le sort et priv'e de louanges, ^O Satan, prends piti'e de ma longue mis`ere! ^O Prince de l'exil, `a qui l'on a fait tort, Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort. ^O Satan, prends piti'e de ma longue mis`ere! Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines, Gu'erisseur familier des angoisses humaines, ^O Satan, prends piti'e de ma longue mis`ere! Toi qui, m^eme aux l'epreux, aux parias maudits, Enseignes par l'amour le go^ut du Paradis, ^O Satan, prends piti'e de ma longue mis`ere! ^O toi qui de la Mort, ta vieille et forte amante, Engendras l'Esp'erance, — une folle charmante! ^O Satan, prends piti'e de ma longue mis`ere! Toi qui fais au proscrit ce regard calme et haut Qui damne tout un peuple autour d'un 'echafaud, ^O Satan, prends piti'e de ma longue mis`ere! Toi qui sais en quels coins des terres envieuses Le Dieu jaloux cacha les pierres pr'ecieuses, ^O Satan, prends piti'e de ma longue mis`ere! Toi dont l'oeil clair conna^it les profonds arsenaux O`u dort enseveli le peuple des m'etaux, ^O Satan, prends piti'e de ma longue mis`ere! Toi dont la large main cache les pr'ecipices Au somnambule errant au bord des 'edifices, ^O Satan, prends piti'e de ma longue mis`ere! Toi qui, magiquement, assouplis les vieux os De l'ivrogne attard'e foul'e par les chevaux, ^O Satan, prends piti'e de ma longue mis`ere! Toi qui, pour consoler l'homme fr^ele qui souffre, Nous appris `a m^eler le salp^etre et le soufre, ^O Satan, prends piti'e de ma longue mis`ere! Toi qui poses ta marque, ^o complice subtil, Sur le front du Cr'esus impitoyable et vil, ^O Satan, prends piti'e de ma longue mis`ere! Toi qui mets dans les yeux et dans le coeur des filles Le culte de la plaie et l'amour des guenilles, ^O Satan, prends piti'e de ma longue mis`ere! B^aton des exil'es, lampe des inventeurs, Confesseur des pendus et des conspirateurs, ^O Satan, prends piti'e de ma longue mis`ere! P`ere adoptif de ceux qu'en sa noire col`ere Du paradis terrestre a chass'es Dieu le P`ere, ^O Satan, prends piti'e de ma longue mis`ere!
PRI`ERE
Gloire et louange `a toi, Satan, dans les hauteurs Du Ciel, o`u tu r`egnas, et dans les profondeurs De l'Enfer, o`u, vaincu, tu r^eves en silence! Fais que mon ^ame un jour, sous l'Arbre de Science, Pr`es de toi se repose, `a l'heure o`u sur ton front Comme un Temple nouveau ses rameaux s''epandront!

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LA MORT

CXXI

LA MORT DES AMANTS

Nous aurons des lits pleins d'odeurs l'eg`eres, Des divans profonds comme des tombeaux, Et d''etranges fleurs sur des 'etag`eres, 'Ecloses pour nous sous des cieux plus beaux. Usant `a l'envi leurs chaleurs derni`eres, Nos deux coeurs seront deux vastes flambeaux, Qui r'efl'echiront leurs doubles lumi`eres Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux. Un soir fait de rose et de bleu mystique, Nous 'echangerons un 'eclair unique, Comme un long sanglot, tout charg'e d'adieux; Et plus tard un Ange, entr'ouvrant les portes, Viendra ranimer, fid`ele et joyeux, Les miroirs ternis et les flammes mortes.

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CXXII

LA MORT DES PAUVRES

C'est la Mort qui console, h'elas! Et qui fait vivre; C'est le but de la vie, et c'est le seul espoir Qui, comme un 'elixir, nous monte et nous enivre, Et nous donne le coeur de marcher jusqu'au soir; `A travers la temp^ete, et la neige, et le givre, C'est la clart'e vibrante `a notre horizon noir; C'est l'auberge fameuse inscrite sur le livre, O`u l'on pourra manger, et dormir, et s'asseoir; C'est un Ange qui tient dans ses doigts magn'etiques Le sommeil et le don des r^eves extatiques, Et qui refait le lit des gens pauvres et nus; C'est la gloire des dieux, c'est le grenier mystique, C'est la bourse du pauvre et sa patrie antique, C'est le portique ouvert sur les Cieux inconnus!

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CXXIII

LA MORT DES ARTISTES

Combien faut-il de fois secouer mes grelots Et baiser ton front bas, morne caricature? Pour piquer dans le but, de mystique nature, Combien, ^o mon carquois, perdre de javelots? Nous userons notre ^ame en de subtils complots, Et nous d'emolirons mainte lourde armature, Avant de contempler la grande Cr'eature Dont l'infernal d'esir nous remplit de sanglots! Il en est qui jamais n'ont connu leur Idole, Et ces sculpteurs damn'es et marqu'es d'un affront, Qui vont se martelant la poitrine et le front, N'ont qu'un espoir, 'etrange et sombre Capitole! C'est que la Mort, planant comme un soleil nouveau, Fera s''epanouir les fleurs de leur cerveau!

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CXXIV

LA FIN DE LA JOURN'EE

Sous une lumi`ere blafarde Court, danse et se tord sans raison La Vie, impudente et criarde. Aussi, sit^ot qu'`a l'horizon La nuit voluptueuse monte, Apaisant tout, m^eme la faim, Effacant tout, m^eme la honte, Le Po`ete se dit:"Enfin! Mon esprit, comme mes vert`ebres, Invoque ardemment le repos; Le coeur plein de songes fun`ebres, Je vais me coucher sur le dos Et me rouler dans vos rideaux, ^O rafra^ichissantes t'en`ebres!"

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CXXV

LE R^EVE D'UN CURIEUX

`A F.N.

Connais-tu, comme moi, la douleur savoureuse, Et de toi fais-tu dire: "Oh! l'homme singulier!" — J'allais mourir. C''etait dans mon ^ame amoureuse, D'esir m^el'e d'horreur, un mal particulier; Angoisse et vif espoir, sans humeur factieuse. Plus allait se vidant le fatal sablier, Plus ma torture 'etait ^apre et d'elicieuse; Tout mon coeur s'arrachait au monde familier. J''etais comme l'enfant avide du spectacle, Ha"issant le rideau comme on hait un obstacle… Enfin la v'erit'e froide se r'ev'ela: J''etais mort sans surprise, et la terrible aurore M'enveloppait. — Eh quoi! N'est-ce donc que cela? La toile 'etait lev'ee et j'attendais encore.

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CXXVI

LE VOYAGE

`A Maxime Du Camp.

I
Pour l'enfant, amoureux de cartes et d'estampes, L'univers est 'egal `a son vaste app'etit. Ah! Que le monde est grand `a la clart'e des lampes! Aux yeux du souvenir que le monde est petit!
Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme, Le coeur gros de rancune et de d'esirs amers, Et nous allons, suivant le rythme de la lame, Bercant notre infini sur le fini des mers: Les uns, joyeux de fuir une patrie inf^ame; D'autres, l'horreur de leurs berceaux, et quelques-uns, Astrologues noy'es dans les yeux d'une femme, La Circ'e tyrannique aux dangereux parfums. Pour n'^etre pas chang'es en b^etes, ils s'enivrent D'espace et de lumi`ere et de cieux embras'es; La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent, Effacent lentement la marque des baisers. Mais les vrais voyageurs sont ceux-l`a seuls qui partent Pour partir; coeurs l'egers, semblables aux ballons, De leur fatalit'e jamais ils ne s''ecartent, Et, sans savoir pourquoi, disent toujours: Allons! Ceux-l`a dont les d'esirs ont la forme des nues, Et qui r^event, ainsi qu'un conscrit le canon, De vastes volupt'es, changeantes, inconnues, Et dont l'esprit humain n'a jamais su le nom!
II
Nous imitons, horreur! La toupie et la boule Dans leur valse et leurs bonds; m^eme dans nos sommeils La Curiosit'e nous tourmente et nous roule, Comme un Ange cruel qui fouette des soleils.
Singuli`ere fortune o`u le but se d'eplace, Et, n''etant nulle part, peut ^etre n'importe o`u: O`u l'Homme, dont jamais l'esp'erance n'est lasse, Pour trouver le repos court toujours comme un fou! Notre ^ame est un trois-m^ats cherchant son Icarie; Une voix retentit sur le pont:"Ouvre oeil!" Une voix de la hune, ardente et folle, crie: "Amour… Gloire… Bonheur!"Enfer! C'est un 'ecueil! Chaque ^ilot signal'e par l'homme de vigie Est un Eldorado promis par le Destin; L'Imagination qui dresse son orgie Ne trouve qu'un r'ecif aux clart'es du matin. ^O le pauvre amoureux des pays chim'eriques! Faut-il le mettre aux fers, le jeter `a la mer, Ce matelot ivrogne, inventeur d'Am'eriques Dont le mirage rend le gouffre plus amer? Tel le vieux vagabond, pi'etinant dans la boue, R^eve, le nez en l'air, de brillants paradis; Son oeil ensorcel'e d'ecouvre une Capoue Partout o`u la chandelle illumine un taudis.
III
'Etonnants voyageurs! Quelles nobles histoires Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers! Montrez-nous les 'ecrins de vos riches m'emoires, Ces bijoux merveilleux, faits d'astres et d''ethers.
Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile! Faites, pour 'egayer l'ennui de nos prisons, Passer sur nos esprits, tendus comme une toile, Vos souvenirs avec leurs cadres d'horizons. Dites, qu'avez-vous vu?
IV
"Nous avons vu des astres Et des flots; nous avons vu des sables aussi; Et, malgr'e bien des chocs et d'impr'evus d'esastres, Nous nous sommes souvent ennuy'es, comme ici.
La gloire du soleil sur la mer violette, La gloire des cit'es dans le soleil couchant, Allumaient dans nos coeurs une ardeur inqui`ete De plonger dans un ciel au reflet all'echant. Les plus riches cit'es, les plus grands paysages, Jamais ne contenaient l'attrait myst'erieux De ceux que le hasard fait avec les nuages. Et toujours le d'esir nous rendait soucieux! — La jouissance ajoute au d'esir de la force. D'esir, vieil arbre `a qui le plaisir sert d'engrais, Cependant que grossit et durcit ton 'ecorce, Tes branches veulent voir le soleil de plus pr`es! Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace Que le cypr`es? — pourtant nous avons, avec soin, Cueilli quelques croquis pour votre album vorace, Fr`eres qui trouvez beau tout ce qui vient de loin! Nous avons salu'e des idoles `a trompe: Des tr^ones constell'es de joyaux lumineux; Des palais ouvrag'es dont la f'eerique pompe Serait pour vos banquiers une r^eve ruineux; Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse; Des femmes dont les dents et les ongles sont teints, Et des jongleurs savants que le serpent caresse."
V
Et puis, et puis encore?
VI
"^O cerveaux enfantins!
Pour ne pas oublier la chose capitale, Nous avons vu partout, et sans l'avoir cherch'e, Du haut jusques en bas de l''echelle fatale, Le spectacle ennuyeux de l'immortel p'ech'e: La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide, Sans rire s'adorant et s'aimant sans d'ego^ut; L'homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide, Esclave de l'esclave et ruisseau dans l''egout; Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote; La f^ete qu'assaisonne et parfume le sang; Le poison du pouvoir 'enervant le despote, Et le peuple amoureux du fouet abrutissant; Plusieurs religions semblables `a la n^otre, Toutes escaladant le ciel; la Saintet'e, Comme en un lit de plume un d'elicat se vautre, Dans les clous et le crin cherchant la volupt'e; L'Humanit'e bavarde, ivre de son g'enie, Et folle, maintenant comme elle 'etait jadis, Criant `a Dieu, dans sa furibonde agonie: "^O mon semblable, ^o mon ma^itre, je te maudis!" Et les moins sots, hardis amants de la D'emence, Fuyant le grand troupeau parqu'e par le Destin, Et se r'efugiant dans l'opium immense! — Tel est du globe entier l''eternel bulletin."
VII
Amer savoir, celui qu'on tire du voyage! Le monde, monotone et petit, aujourd'hui, Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image: Une oasis d'horreur dans un d'esert d'ennui!
Faut-il partir? Rester? Si tu peux rester, reste; Pars, s'il le faut. L'un court, et l'autre se tapit Pour tromper l'ennemi vigilant et funeste, Le Temps! Il est, h'elas! Des coureurs sans r'epit, Comme le Juif errant et comme les ap^otres, `A qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau, Pour fuir ce r'etiaire inf^ame; il en est d'autres Qui savent le tuer sans quitter leur berceau. Lorsque enfin il mettra le pied sur notre 'echine, Nous pourrons esp'erer et crier: En avant! De m^eme qu'autrefois nous partions pour la Chine, Les yeux fix'es au large et les cheveux au vent, Nous nous embarquerons sur la mer des T'en`ebres Avec le coeur joyeux d'un jeune passager. Entendez-vous ces voix, charmantes et fun`ebres, Qui chantent:"par ici! Vous qui voulez manger Le Lotus parfum'e! C'est ici qu'on vendange Les fruits miraculeux dont votre coeur a faim; Venez vous enivrer de la douceur 'etrange De cette apr`es-midi qui n'a jamais de fin!" `A l'accent familier nous devinons le spectre; Nos Pylades l`a-bas tendent leurs bras vers nous. "Pour rafra^ichir ton coeur nage vers ton 'Electre!" Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.
VIII
^O Mort, vieux capitaine, il est temps! Levons l'ancre! Ce pays nous ennuie, ^o Mort! Appareillons! Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre, Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons!
Verse-nous ton poison pour qu'il nous r'econforte! Nous voulons, tant ce feu nous br^ule le cerveau, Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe, Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau!

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