С.Д.П. Из истории литературного быта пушкинской поры
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Au d ^iner le Prince m’a demand'e, comme c’'etait mardi, pourquoi je ne d^inais pas chez mes connaissances. Madame Gol… m’a jet'e un regard scruta-teur, j’'etais interdit et mal `a mon aise: j’ai balbuti'e quelque chose au Prince et ce quelque chose n’avait pas le sens commun.
Pauvre Archippe! mourir `a 26 ans! un si bon sujet, un excellent sujet, comme il nous a servi tous, en route, `a Paris: il m’'etait tr`es attach'e. Le prince a beaucoup pleur'e: moi-m^eme j’ai vers'e des larmes `a la m'emoire d’un ami plut^ot que d’un serviteur z'el'e; car l’int'er^et qu’il me t'emoignait 'etait plus tendre, plus cordial que celui d’un domestique. Le prince n’a pas pu dormir de toute la nuit; il a fait des gratifications au garde-malade du pauvre Archippe. Comme il 'etait assidu `a apprendre le vocabulaire allemand et francais pendant le voyage, ce pauvre garcon! comme il se r'epandait en civilit'es `a sa mani`ere devant la petite g'en'evoise de Paris. Et mourir `a 26 ans, dans toute la force de la sant'e! Mais je te porte envie, bon Archippe, on ne te tracassera plus. Repo-se-toi en paix!
Hier `a 7 heures je suis all'e `a Soci'et'e des Z'elateurs. J’arrive et je ne trouve personne, pas une ^ame humaine; la porte est encore ferm'ee. J’entre chez Menschenine, il est sorti avant midi. Je vais frapper `a la porte de Boulga-rine, de Jakowleff, de Senkowsky — personne `a la maison. Yakowleff, m’a-t-on dit, d^ine chez elle; peut-^etre lui parlera-t-elle de ma pr'etendu impolitesse: elle taxe ainsi ses connaissances lorsqu’elle leur fait des injustices. Cependant, que devenir? M’en retourner sur mes pas, le trajet est assez long et puis `a 8 heures demi il faut encore revenir. Allons r^oder sans but et sans raison. Me voil`a devant le Grand Th'e^atre. On donne les Deux Figaros. Entrons-y en attendant. J’occupe la place du Prince; j’applaudis `a tous les propos lanc'es contre les femmes, je me fais quelquefois allusion `a ma propre situation. Oh! que
j ’'etais f^ach'e! que j’en voulais `a tout le sexe. Ca m’a plong'e dans une longue r^everie: j’ai pass'e en revue les avances de ma charmante cousine, l’inconstante Nanine: puis la volage Annette L….vicz, puis Antoinette T…rgersky: je ne me suis repos'e que sur le souvenir de la douce Jos'ephine: celle-l`a ne voulait pas me tromper, elle ne me donnait point d’esp'erances, mais elle m’aimait d’ami-ti'e. Bonne, aimable Jos'ephine, tu pleurais en quittant W… ting, tu me disais: si vous passez un jour en France, venez me voir. Et j’ai 'et'e en Yasselonne `a six lieues de Saint-Diez sans pouvoir venir te voir. Recois un soupir, bonne D…
Je r ^evais, je me transportais tant^ot dans la terre de mon oncle, tant^ot `a Charkoff, chez aimable Catiche Str…, tant^ot `a W… no, tant^ot en Pologne, et les heures s’'eculaient. Me voil`a reveill'e de mes pens'ees par une voix qui me souhaite le bonjour, je me retourne, je vois Mr. Fleury: je lui demande l’heure qu’il est. — II est neuf heures pass'ees, dit-il. Je me l`eve et je m’enfuis pour arriver `a temps `a la soci'et'e. Glinka, Boulgarine, Baratynski, Delvig etc. me font force amiti'es. Je me contrains `a rire avec eux et je ne joue pas mal mon r^ole. J’ai propos'e le Colonel Noroff pour ^etre admis comme membre de la so-ci'et'e: lundi en huit il sera recu, je l’en pr'eviendrai jeudi.
A minuit j ’ai pass'e de nouveau chez Jakowleff, j’y ai trouv'e Baktine. Nous avons pass'e en revue les personnes du haut partage, les gens en places et nous avons ri de tr`es bon coeur. Le cernement de ces deux jeunes gens m’est infiniment agr'eable, surtout quand nous faisons le trio. De l’esprit sans pr'eten-tions, des observations vraies, un tact juste — voil`a leur caract'eristique; c’est `a la fois amusant et instructif.
Elle n ’a pourtant rien dit `a Jakowleff sur mon compte. Elle le boud e.
Je suis rentr 'e `a dix heures et je me suis couch'e, je n’ai pu rien lire selon mon habitude: je n’ai pas eu le coeur `a la lecture.
Aujourd ’hui je me suis r'eveill'e `a six heures. Ma t^ete est pesante et mon coeur vide.
Je r 'efl'echissais sur ce que j’ai `a entreprendre. Ne plus y revenir serait le plus salutaire `a mon repos: mais ca aurait bless'e les convenances; ca aurait donn'e des soupcons au mari de la dame. Pourquoi la compromettrais-je? Le plus convenable est d’engager le Prince `a d'em'enager le plut^ot possible `a la campagne — ceci m’aurait servi d’excuse et m’aurait 'epargn'e la mortification de m’exposer encore aux caprices de Madame.
Mr Schydlowsky doit arriver dans quelques jours. La Princesse Barbe m’a dit bien des choses de sa part. C’est sur le sein de cet ami que je me repo-serai de la tourmente que j’ai essuy'ee en son absence. En v'erit'e s’il 'etait ici dans ce temps-l`a, j’aurais toujours 'et'e avec lui et son aimable 'epouse, je n’au-rais pas alors 'ecout'e Yakowleff qui voulait absolument me faire faire connais-sance avec la maison de Mme P…. reff. Il me persuadait qu’on d'esirait m’avoir dans cette maison: je me proposais le plaisir de conna^itre une femme accom-plie, qui poss`ede une infinit'e de connaissances et de talents, qui est aimable, fol^atre, etc. etc. Son 'epoux vient deux fois aux soir'ees d’Isma"iloff, nous faisons connaissance ensemble, il m’invite `a venir chez lui et je lui ai dit que j’y viendrais, bien s^ur de ne jamais faire usage de ses avances. Je viens un soir
chez Jakowleff, j ’y trouve un jeune Portugais et M. Baktine; nous causons ensemble et voil`a une voix de femme qui se fait entendre dans l’antichambre. J’avais d'ej`a sur la bouche le compliment `a faire `a Yakowleff, lorsqu’il dit: C’est S… D… Je vois entrer une jeune dame, je reconnais M-r P…reff dans celui qui la suivait; je crois encore voir un visage que j’ai vu quelque part et que je me remets dans la m'emoire pour celui de M. T…hoff que j’ai vu autre-fois `a Charkoff.
Cette premi 'ere entrevue ne fit pas une grande impression sur moi: j’ai vu en elle une dame tr`es-aimable, d’un babil charmant: j’ai t^ach'e, autant que je l’ai pu, d’^etre gai et poli aupr`es d’elle; il me paraissait d’abord que je ne courais aucun danger, ce qui m’a rendu peut-^etre un peu trop franc et jaseur cette soir'ee. Je n’aime pas la contrainte, mais cette fois-ci je me suis mis `a une table de wiste que je d'eteste, ce qui m’est aussi arriv'e mainte et mainte fois par la suite. Je parlais moi-m^eme, j’ai remarqu'e que c’'etait trop, mais j’allais toujours mon train pour faire voir que je n’aime pas `a me contraindre ni `a en-velopper mon peu de m'erite dans un dehors de la fausse r'eserve: je ne sais si j’ai plu ou deplu par l`a. Le hazard m’a procur'e l’honneur de jouer deux roberts de suite avec la Dame; Mr. Baktine, fr`ere ain'e de Nicolas, a voulu faire briller son talent de bel-esprit, en disant que nous 'etions ins'eparables; la politesse exigeait que je dise un mot de compliment; aussi je n’ai pas manqu'e de dire que ce serait un bonheur pour moi. La Dame a bient^ot interrompu la partie; el-le m’a paru un peu piqu'ee. Un moment apr`es je l’ai entendu dire `a Mr. Jean Baktine: qu’est-ce que ce compliment? J’ai cru entendre qu’il s’agissait du mien, mais j’ai eu bien l’air de n’y faire aucune attention, je n’ai pas chang'e d’humeur tout le reste de la soir'ee. En passant la Dame m’a dit force compliments, qu’elle serait, par exemple, enchant'ee de me voir chez elle, etc. etc. J’y ai repondu tant bien que mal et nous nous s'epar^ames.
La premi `ere fois que j’ai 'et'e chez elle, j’'etais enchant'e; elle a 'et'e d’une gaiet'e charmante: beaucoup d’esprit, une saillie naturelle, quelquefois du sentiment. Je ne l’ai jamais vu depuis de cette humeur-ci. Je peux me vanter d’avoir 'et'e d’abord trait'e avec plus d’'egard que Pana"ieff et quelques autres de mes connaissances: avec eux elle ne s’y prenait que par des enfantillages; la comparaison que j’ai fait depuis a d^u flatter ma petite gloriole. Cependant j’ai toujours tenu ferme; j’ai 'et'e d’une politesse et d’une r'eserve d'esesp'erante; et m^eme par la suite faisant pour elle des po'esies bien tendres, j’ai toujours 'et'e circonspect et m^eme froid dans ma conduite personnelle; de sorte qu’ayant une fois pris cong'e d’elle lorsqu’elle me demandait quand je reviendrais et que je lui ai repondu que mon unique bonheur est de la voir aussi souvent que possible, elle m’a dit qu’on ne me prendrait jamais, et que je suis ardent dans les paroles et froid dans le coeur. C’'etait d'ej`a un avis au lecteur: quelqu’un plus prudent et plus d'efiant que moi aurait compris qu’on ne tarderait pas `a se ven-ger de cette pr'etendue froideur; moi je n’ai pas voulu ^etre sur mes gardes et j’ai donn'e dans le panneau.
C ’est pour se venger sans doute de mon indiff'erence qu’elle m’ a retenu au chevet de son lit le 24 avril. Elle a su renvoyer tout le monde, mais elle a pris la pr 'ecaution de laisser la porte de sa chambre `a coucher ouverte. Elle me parlait de la confiance qu’elle avait en moi, de la pr'ef'erence qu’elle me faisait `a tous les autres: le tout 'etait accompagn'e d’un regard si tendre, d’un air si ca-ressant, que J’a oubli'e mes belles r'esolutions d’^etre impassible. Son 'epaule se d'ecouvre, puis son sein se d'evoile devant mes yeux. Je n’y tiens plus: je le couvre, je le mange de mes baisers, ce beau sein qui semble ne se soulever que pour l’amour et le plaisir, ma main indiscr`ete s’'egare en caressant cette gorge d’alb^atre: je tremblais, j’'etais au supplice d’un homme tortur'e: d`es ce moment-ci je me suis vou'e `a elle, et, sot! je lui en ai fait le serment. Elle me disait que je voulais la perdre, et dieu sait o`u j’en serais, si Jakowleff n’'etait survenu sous le pr'etexte de lui porter des excuses. Dans ce moment m^eme ma bouche 'etait coll'ee sur la sienne, elle m^eme me donnait des baisers qui embrasaient tout mon ^etre, ses yeux 'etaient presque 'eteints; encore une minute… et je m’abreuvais peut-^etre dans la coupe de f'elicit'es… Mais non! ce n’'etaient que des grimaces: elle a vu qu’il n’y a que ce seul moyen de m’attacher `a son char de triomphe et elle a voulu sauter par-dessus quelques consid'era-tions pour atteinde son but… L’impitoyable Jakowleff m’entraine de sa chambre; confus et hors de moi, je le laisse faire, j’entre dans le cabinet de Mr. P… reff, et j’ai 'et'e bien longtemps avant de me remettre: je tremblais de tous mes membres, je tr'essaillais du plaisir en me souvenant de cette sc`ene qui me fait encore la plus douce souvenance et un tr'esaillement universel, comme si une 'etincelle d’'electricit'e eut pass'e par tout mo n individu.
On enterre le pauvre Archippe dans ce moment-ci; je l ’ai vu en passant; ce visage p^ale, d'efigur'e, et le repos de la mort qui veille au chevet de son cer-cueil.
Mr. A. Toumansky m ’envoie dire que mon cher Basile va bient^ot revenir de son voyage, qu’il est d'ej`a en route, quelles nouvelles m’apportera-t-il de Paris?
Fleury m ’a dit derni`erement qu’il a aussi recu une lettre de Mr. Rousseau. Comme j’en ai recu une de Madame par le jeune Bourgeois, et que ces lettres ne contiennent rien d’int'eressant, si ce n’est des nouvelles de famille, je n’ai pas voulu demander `a Mr. Fleury la lecture de celle qu’il vient de rece-voir. NB [335] .
Il faut aussi passer `a la maison de la Princesse Golitzin pour m’informer si l’on a recu des nouvelles du Prince Alexis, et s’il n’y a point un petit bout de billet pour moi. Je crains beaucoup des suites du duel qu’il projettait avec le comte Meller. Voil`a mes connaissances chez la Princesse Pauline disperc'es sur la surface du globe! Mar<ieu> est `a Langbach, celui-l`a va se battre, les autres sont all'es faire la campagne contre Dieu sait qui!
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NB. Il faut pourtant me souvenir que je dois 'ecrire une r'eponse `a la lettre de Madame Rousseau et la remettre `a Monsieur Leclerc ou `a Mr Labinsky pour la lui faire passer.
J’ai lu ce matin La Gerusalemme di Tasso.Je ne sais trop pourquoi, lorsque je trouve quelque chose d e beau, d’agr'eable, d’enchanteur, je cherche toujours une comparaison ou une allusion `a faire `a elle. Toujours elle! Elle ab-sorbe toutes mes id'ees et cependant je suis r'esolu de l’oublier ou du moins de ne penser plus `a elle. Le portrait d’Armide arriv'ee au camps de Godefroi, me parut ^etre le sien: j’y cherchai le sourire, le regard de mon enchanteresse; mais voil`a surtout un passage qui m’arr^eta:
E in tal modo comparte i detti suoi, E il guardo lusinghiero e in dolce riso, Ch ’alcun non `e che non invidii altrui, N`e il timor dalla speme `e in lor diviso. La folle turba degli amanti, a cui Stimolo `e l’arte d’un fallace viso, Senza fren corre, e non li tien vergogna, — etc.Hier, en revenant de chez Mr. Ostolopoff, j ’ai pass'e expr`es dans la rue de Sellerie pour me donner le plaisir de battre encore de mes pieds le m^eme pav'e par lequel j’allais et revenais chez elle. Il me semblait que je venais de sa maison au beau milieu du mois d’avril, lorsque j’ai eu encore la t^ete remplie des r^eves d’un bonheur imaginaire, je ne sais quel contentement se r'epandit subitement dans mon ^ame `a cette seule id'ee; mais bient^ot je suis descendu des nues et j’ai soupir'e en pensant `a la triste r'ealit'e qui m’est rest'ee en partage.
Hier `a 7 heures je suis all'e `a la s'eance de la soci'et'e au Ch^ateau S. Michel. J’y ai trouv'e Gretsch. Nous avons parl'e (lui et moi, s’entend) des affaires ac-tuelles de la France et de notre patrie. Il m’a racont'e plusieurs faits qui se trouvaient dans les journaux lib'eraux. Entr’autres le vote d’un ultra pour 'ele-ver les enfants des Protestants dans la religion Romaine. Ont-ils le sens com-mun, ces gens-l`a? prennent-ils les francais pour des vot'eistes?
Dans la s 'eance on a 'elu Bulgarine que j’ai propos'e, `a l’unanimit'e; cela a fourni `a Gretsch une observation sur les effets de la civilisation et des lumi`eres du si`ecle; vu qu’un ennemi litt'eraire propose son ennemi; que ces m^emes en-nemis se ch'erissent comme des amis v'eritables, etc.
Izmailoff m ’a demand'e des nouvelles de Mme. Je n’ai pas pu lui r'epondre ne l’ayant pas vue depuis six jours. Gretsch m’a autoris'e d’'ecrire `a Mr. Katsch'enowsky pour lui annoncer l’article m'echant et d’une bassesse extr^eme que Wo"ieikoff va lancer contre lui dans le Fils de la Patrie. Gretsch m’a pri'e m^eme de le lui 'ecrire; il a beaucoup bataill'e avec Wo"ieikoff au sujet de cet article, mais comme il n ’a pas le droit de s’opposer `a l’insertion de cet article, il laisse faire son cher camerade jusqu’au 1 Janvier 1822, o`u ils doivent se d'e sunir.
Bulgarine va bient ^ot lire une diatribe sanglante contre Wo"ieikoff sous le titre « Le Cachet de l’abjection»(Печать отвержения).
Nous sommes partis avec Gretsch vers 9 heures pour aller chez Bulgari-ne. Chemin faisant nous avons parl 'e de Madame. J’ai parl'e avec beaucoup de feu de ses gr^aces, de son esprit et de ses talents. Gretsch m’a dit que c’est bien dommage qu’elle ne l’entende pas.
Nous n ’avons pas trouv'e Bulgarine chez lui; j’ai pass'e ensuite chez Ja-kowleff et chez Baktine, 'egalement sans les avoir trouv'e l’un et l’autre.
A dix heures et demi je suis rentr 'e. J’ai voulu me mettre `a 'ecrire et voil`a qu’on frappe `a ma porte. J’ouvre et je vois entrer Yakowleff; je lui demande des nouvelles de Madame, mais il ne l’a pas vue non plus depuis mardi. Nous nous sommes convenus d’y aller demain (c’est `a dire aujourd’hui). Voyons ce qu’elle me dira. Je ne sais pas, mais depuis mardi ce n’est plus pour moi un plaisir d’y aller, c’est une peine. Il me semble que j’y porterai une bien triste mine, mais je t^acherai de me contraindre et de para^itre gai, indiff'erent, autant qu’il me sera possible.
On vient me dire que le Prince m ’invite `a venir prendre le th'e chez lui. Puis cessons notre journal pour le reprendre demain ou ce soir.
J ’ai 'et'e chez elle. J’y ai pass'e toute la journ'ee d’hier. Yakowleff n’'etant point venu, je n’y ai trouv'e que Pana"ieff et cet 'eternel Lop^es qui est pourtant un tr`es brave garcon: mainte et mainte fois il m’a invit'e chez lui et comme je veux `a pr'esent changer de conduite `a l’'egard d’elle, je veux bien aller chez lui un dimanche.
Quel salut froid de sa part! Elle avait un peu l ’air f^ach'e en me demandant l’'etat de ma sant'e: je lui ai r'epondu que je me portais parfaitement.Un moment apr`es Lop^es prenait cong'e d’elle, pr'etextant d’aller `a la chasse ou quelque chose de semblable. Elle a couru apr`es lui, comme pour arr^eter son chien qui voulait le suivre. J’ai vu ce man`ege, et je suis rest'e dans les apparte-ments. Apr`es un quart d’heure je suis sorti pour prendre un peu d’air et je l’ai apercue au bout de la fabrique `a cordages. Comme il 'etait impossible qu’elle ou Lop^es ne m’eurent remarqu'e, je pris le parti de les aller joindre. Il s’est en all'e et j’ai reconduit Mme dans les appartements. Voil`a un court entretien qui s’engage entre nous deux o`u elle me fait des reproches de ne l’avoir pas atten-due mardi et d’^etre parti sans la voir: elle a r'ep'et'e, comme de raison, sa que-relle accoutum'ee sur les pr'etentions que j’ai etc. etc. Son 'epoux et Pana"ieff vinrent nous joindre et les pourparlers ont cess'e. J’ai voulu partir tout de suite niais elle me forcait `a rester. La curiosit'e m’a piqu'e et j’ai renvoy'e mon cocher. Apr`es le d'ejeuner elle s’est mise `a piano, j’ai la pri'ee de chanter Ragazze <нрзб.>, ce qu’elle fait d ’assez bonne gr^ace. Pana"ieff lui a rappel'e ma romance «Ты мне пылать» etc: elle l’a chant'e de m^eme. Cela m’a d'eplu et je voud-rais ne l’avoir jamais faite cette maudite romance, car c’est une pierre de touc-he de mes sentiments. Aussi je suis all'e vite chercher ma canne et mon cha-peau et je sortis pour aller faire un tour de promenade jusqu’`a la campagne de comtesse Besborodko.
En revenant je rencontre M-me avec Pana "ief qui sont aussi sorti pour la promenade. La politesse exigeait que je les suivisse, ce que je n’ai pas manqu'e de faire. La promenade s’est pass'e assez gaiement, dans la conversation on en est venu `a Mr. Yakowleff: je lui dit qu’elle le maltraitait et c’'etait lui donner un champs libre pour faire une sortie contre les pr'etentions etc. etc. Il veut, dit-elle, qu’on s’occupe de lui exclusivement, il croit qu’on le m'eprise… (NB. Ce n’est pas lui, c’est moi qui l’ai dit dans mes lettres, aussi que j’ai tr`es bien compris `a qui cela s’adressait indirectement). En rentrant je l’ai fait beaucoup rire au d^iner, de sorte qu’elle a eu une attaque des nerfs par la suite. Qu’il est dommage, qu’un si beau corps soit sujet aux affections vaporeuses! Elle, qui devrait ^etre la sant'e m^eme, elle qui devrait compter tous les instants de sa vie par autant de jouissances, a les nerfs trops faibles: tous les plaisirs un peu ex-cessifs, toutes les peines un peu sensibles la d'erangent et lui co^utent plusieu-res heures de souffrances.
Dans tout le cours de cette visite, cependant, j ’ai remarqu'e chez elle une tendance de me peiner. Elle riait quelquefois d’un rire offensant, elle faisait ressortir l’esprit de Pana"ieff aux d'epens du mien, etc. etc. Une fois Pa-na"ieff a dit `a peu pr`es une b^etise, une incons'equence sur mon compte; et bieninvolontairement, elle en a rit jusqu’aux p^amoisons. Elle a cru que j’en serais piqu'e, et elle s’y est tromp'ee: je compris son intention et je ris avec elle. Il faut bien autre chose pour me d'econtenancer. Elle ne conna^it pas mon caract`ere, elle ne sait pas que je supporte tout de la part d’une femme, surtout d’une fem-me aimable, mais je ne supporte point des propos d’un homme et que je sais parer les paroles en d'ecochant traits pour traits, ainsi comme j’ai su dans plus d’une occasion, montrer de la fermet'e et me battre avec des armes bien plus graves.
Je suis parti vers 11 heures et demi et `a dire la v'erit'e, pas trop content de ma journ'ee.
La soir 'ee d’hier que j’ai pass'e chez Izma"iloff, n’a pas 'et'e trop bien remplie, je ne sais trop pourquoi. Il y a eu une quinzaine de personnes pres-que toutes mes connaissances. Madame Izma"iloff a un peu diminu'e de sa s'echeresse et de son ton froid qu’elle affecta depuis quelque temps `a mon 'egard, parce que j’ai fait une fois l’'eloge de la charmante Mme P… ff en sa pr'esence. C’'etait encore dans le commencement de ma connaissance avec cet-te aimable dame. Je ne sais pourquoi Mr. Kniagewitsch l’ain'e m’a paru piqu'e d’une plaisanterie toute innocente. Je n’ai pas voulu l’offenser d’aucune ma-ni`ere. Son fr`ere est revenu de Laybach, il m’a fait le r'ecit de son voyage `a Venise. Noroff, Ostolopoff et moi nous avons parl 'e de la litt'erature italienne, francaise, et russe. J’ai promis `a Noroff de passer chez lui lundi matin. Je l’aime beaucoup, ce brave militaire; la noble marque de sa valeur, une jambe de bois, est le meilleur certificat pour lui aux yeux de ses concitoyens. Je suis rentr'e `a 11 heures et demi, et j’ai rencontr'e Jakowleff, tout pr`es de la porte; il 'etait venu me dire le bonsoir. Nous avons parl'e une demi-heure; Madame a eu aussi sa part dans notre conversation: nous avons parl'e de son amabilit'e et lui avons d'esir'e un caract`ere un peu moins changeant, et de ne pas traiter avec rigueur les gens qui lui sont bien sinc`erement d'evou'es.
La journ 'ee d’hier m’a tout `a f’ait reconcili'e avec elle. Je l’ai cru passer bien autrement, cette journ'ee, et je suis enchant'e que le proverbe: Homo pro-ponit, Deus disponit avait servi cette fois `a mon avantage. A midi j’allais chez Gretsch `a la campagne; je l’ai rencontr'e au quai de Petersbourg, nous avons caus'e un peu ensemble et puis nous nous sommes s'epar'es. Comme l’heure du d^iner 'etait encore tr`es 'eloign'ee et que j’'etais d'ej`a dehors, par cons'equent ne voulant pas rentrer avant d’avoir faire quelque chose, me voil`a qui me d'ecide d’aller voir Mme. Je trottais d'ej`a sur le pont de Wibourg, clopin-clopant com-me je le pouvais `a cause des bottes qui me torturaient les pieds, lorsque j’ap-perois Mr. Wo"ieikoff qui courait en droschki `a deux places; je le salue, il s’arr^ete, m’invite `a prendre place dans son droschki, et quoique je serais bien content de m’excuser l`a-dessus, je n’ai pas voulu faire des grimaces, j’accepte donc son offre obligeant d’aller bonne gr^ace et nous voil`a `a converser et sur le mauvais temps, et sur l’intempestibilit'e du climat de St. Petersbourg, et sur la fum'ee de Londres, et sur les 93 marches de l’escalier de Gretsch, et sur la ma-ladie de Madame Wo"ieikoff, et sur les talents et l’amabilit'e de Mr Noroff. Bref, nous avons fait le caquet bon-bec depuis le pont jusqu’`a l’Acad'emie de la medicine et chirurgie. L`a je l’ai pri'e de faire arr^eter la voiture, disant que j’avais une visite `a faire `a l’acad'emie. Nous nous somm'es dits force compliments et j’ai 'et'e tr`es charm'e d’avoir 'eluder une conversation plus longue.
Je viens chez Madame, j ’y trouve Yakowleff et Kouschinnikoff qui arrive un moment apr`es. Madame me recoit d’abord assez s`echement; elle veut re-tenir Yakoveff qui s’'evade. On s’arrange `a faire un tour de promenade avec Mme Goffard et les enfants, elle y va en effet. Je l’atteins et la plaisante sur ce qu’elle a l’air d’une ma^itresse de pension, elle retourne `a la maison. Nous d'ejeunons, nous parlons, et tout d’un coup elle me fait cadeau d’un mouchoir pour porter en chemise sous le gilet. Nous nous mettons de nouveau en marche pour aller `a la campagne o`u demeurent les enfants de Mme Goffard; notre suite est compos'ee de Mr Ponomareff, Madame, M. Kouschinnikoff, Mme Goffard, Alexandrine et moi. Madame me donne le bras, nous arrivons en face de la campagne de Mr Dournoff et prenons un bateau qui nous transporte jusqu’`a la campagne Bezborodko; nous passons par le jardin. Madame me donnait tou-jours le bras pour la mener; au bout du jardin nous trouvons un pont couvert `a demi 'ecroul'e et qui n’a pour tout plancher que deux poutres touchant le milieu du pont couvert. Je m`ene Madame avec toutes les pr'ecautions et sollicitude possibles; Hector reste au milieu du pont, n’osant point passer; elle l’appelle, il jappe et reste ind'ecis. Je me pr'ecipite sur la poutre, je prends le chien sur mes bras, tout crott'e qu’il 'etait et je le porte sur l’autre bord, ce qui m’a valu des expressions tr`es aimables, m^eme tendres de la part de Madame. Какая милая попинька: qui aurait fait comme lui.Ces peu de mots m’ont tout `a fait cap-tiv'e et m’ont de nouveau soumis sous ses lois; je ne me sentais pas de joie; je jurais int'erieurement d’^etre toujours `a elle. Dans ce moment-ci elle m’a paru plus belle que jamais, et si je l’avais pu je l’aurais 'etouff'e de mes baisers: m^eme j’aurais embrass'e mille et mille fois son chien; mais j’ai craint de la compromettre devant les jeux de tant de t'emoins. Ce son de voix lorsqu’elle dit quelque chose d’aimable, d’obligeant, p'en`etre dans mon coeur et y attire une nouvelle flamme, je suis alors aux anges et si confus, si heureux, que je ne sais que r'epondre: les phrases me manquent avec la respiration, je me p^ame d’aise. Non! jamais je n’ai 'et'e aussi amoureux, j’'etais plus jeune et les sensations n’'etaient pas encore aussi profondes, aussi d'ecid'ees.
Le reste de la journ 'ee s’est pass'ee assez agr'eablement pour moi. Apr`es diner nous sommes all'es en bateau `a Krestowsky; l`a je me suis absent'e pour quelques minutes; je les rejoins d'ej`a sur le bateau et j’inventais des excuses et des incidents. Elle m’a pourtant grond'e avec assez d’amertume: Toujours nous faites de ces farces; c’est joli!Le malheur est qu’elle s’est mouill'ee les pieds; moi qui les avais aussi mouill'es jusqu’aux genoux, je me taisais. Elle se plaig-nait du froid sur le bateau, et je craignais pour elle. Arriv'ee `a la maison, elle se fait frotter les pieds, `a nos instances r'eit'er'ees, avec du rhum et s’est couch'ee ensuite. Elle a voulu retenir de force Mme Goffard, Kouschinnikoff et moi, pour passer la nuit `a la campagne; mais ensuite elle a consentie `a nous laisser partir. Je me suis approch'e d’elle pour prendre cong'e… D'elay'e j’ai vu encore ce beau sein qui fait mon martyre, je fais des efforts pour ne pas me trahir, je ne me poss`ede presque plus. J’imprime un baiser sur sa main et je m’arrache de cette ^ile de Calypso.
J’ai oubli'e de noter qu’elle m’a grond'e pour je ne sais quelles pr'eten-tions lorsque je lui ai demand'e le pardon pour je ne sais quelles fautes. Ensui-te elle s’est radoucie, elle m’a marqu'e du regret de ce que je ne lui 'ecrivais plus, je lui ai renouvell'e la pri`ere de me permettre de lui 'ecrire, ce que m’a 'et'e accord'e.
J ’ai 'ecrit presque toute la matin'ee du lundi, le coeur et la t^ete toujours remplis d’elle. Je suis sorti `a midi et demi pour aller chez Noroff que je n’ai pas trouv'e `a la maison. Ensuite, je suis entr'e chez Slenine, par d'esoeuvrement, et j’y ai trouv'e mon colonel `a la jambe de bois. Il parcourait quelques ouvrages italiens. Nous sommes all'es d'ejeuner chez Talon; puis nous sommes mont'es chez Pluchard o`u nous avons encore parcouru quelques uns de nos chers italiens en attendant le droschki du colonel. Le droschki arriv 'e nous avons 'et'e rentr'es `a terre chez lui pour prendre la pi`ece de vers que je dois lire pour lui dans la soci'et'e. Il me charme de plus en plus cet aimable colonel; pas ombre de la morgue militaire, beaucoup de pr'evenance et d’honn^etet'es; une conversation vari'ee et instructive, il ne para^it pas aussi savant qu’il l’est en effet. Voil`a des gens que j’aime parceque j’aime `a ^etre toujours avec des gens qui valent mieux que moi: c’est une esp`ece d’'ego"isme, j’en conviens, je gagne ici tandis que je perds mon temps et mes paroles avec ceux que sont plus b^etes que moi. Je suis s^ur qu’on est aussi dans les m^emes rapports envers moi, parce que c’est le primo mihiuniversel.
A 7 heures je suis venu chez Yakowleff: nous avons encore parl 'e d’elle; c’est elle qui fait les d'elices de ma conversation. Mais je t^ache bien de cacher `a Yakowleff mes v'eritables sentiments, qui tout p'en'etrant qu’il est ne s’en dou-te gu`ere. Je crois que nous trompons l’un l’autre.
A 8. Je suis all 'e `a la Soci'et'e; j’ai insist'e qu’on 'elit Noroff comme membre effectif; lorsqu’on est venu en scrutin, il s’est trouv'e qu’il y avait 15 votes pour et un seul contre sa r'eception; il a donc 'et'e 'elu presque `a l’unani-mit'e. J’ai remis `a Glynka l’'epitre de Noroff `a Panayeff o`u il lui dit que la nature humaine se d'et'eriore de plus en plus; beaux vers `a quelques incorrections du style pr`es. Glynka l’a lu dans la s'eance m^eme, et tout le monde l’a approuv'e.
Vous me pardonnez, Madame! vous me rendez vos bont 'es! Non! je ne me suis pas tromp'e, vous tenez de la divinit'e la plupart de ce que vous ^etes, et ces gr^aces, et cette bont'e, tout cela est d’une origine c'eleste. Eh! Suis-je digne d’un de vos regards, de ces regards qui font tant de bien `a celui sur qui vous daignez les arr^eter. Oh! si vous aviez vu, combien je souffrais en voulant com-battre, subjuguer une passion qui est devenu pour mon ^ame ce que les esprits vitaux sont pour le corps de l’homme, — ins'eparable de mon existence; j’ai cru perdre `a jamais les douces illusions de ce bonheur, qui, sans ^etre r'eel, n’en est pas moins cher pour moi puisqu’il me repr'esente l’image d’un bonheur plus parfait, plus palpable, auquel je n’ose attenter que dans mes r^eves.
Il me semble pourtant que vous paraissez quelquefois vous d 'efier de la v'eridit'e de mon amour. H'elas! est-ce ma faute si cette figure sans expression, si ces yeux sans feu ne vous disent que faiblement ce que j’'eprouve? Tout le feu, qui manque `a mes yeux et qui n’anime point mes traits, est concentr'e dans mon coeur: c’est l`a que vous avez votre autel, o`u vous ^etes sans cesse ador'ee, encens'ee. Non! une flamme si forte ne pourra pas mourir m^eme avec mon ^etre, elle me survivra, elle suivra au del`a du tombeau et sera pour mon ^ame le plus bel apanage d’immortalit'e. Je vous y reverrai. Madame! vous serez l’ange de bont'e qui me fera participer `a la f'elicit'e 'eternelle: sans vous je n’y trouverais qu’un 'etat de langueur infinissable.
Et vous n ’^etes plus f^ach'ee, Madame? est-ce bien sinc`erement que vous m’avez pardonn'e? et vous ne rebuterez plus un coeur qui ne palpite que pour vous? Oh! si je n’avais pas de t'emoins, j’aurais embrass'e derni`erement cent mille fois votre Hector, qui m’a attir'e de votre part ces paroles douces qui sont `a jamais grav'ees dans ma m'emoire; c’est lui qui a contribu'e `a vous persuader de m^eme en partie de tout l’amour dont je br^ule pour vous. Jugez donc, Madame, si je dois le ch'erir, si je peux regarder d’un oeil indiff'erent un ^etre qui est en quelque sorte mon bienfaiteur? Et quel pr'ecieux fardeau que je trouvais en lui? je portais dans mes bras une cr'eature que vous affectionnez, Madame! et tout ce qui vous est cher, l’est encore davantage pour moi, car toutes vos affections se communiquent `a mon ^ame, s’y augmentent et s’y multiplient! Quel sympathie pour moi que celle de sympathiser avec votre coeur. Si j’avais pu as-pirer `a un retour… mais je n’ose pas y pr'etendre: ce serait un bonheur qui ne m’est point destin'e en partage. Je me contente donc de mes propres sentiments, je me contente aussi de la seule pr'erogative qui me soit accord'ee, celle de vous l’oser dire.
Que tous vos mots d ’amiti'e ou de bont'e r'epandent une douce chaleur dans toute mon existence. Какая милая попинька! qui aurait pu faire comme lui?ces aimables paroles resonnent sans cesse dans mon oreille et coulent de veine en veine comme des flots de f 'elicit'e indicible. Ah! r'ep'etez-moi souvent des expressions pareils, il co^ute si peu d’en dire et heureux celui qui peut procurer aux autres, `a si peu de prix, un bonheur impayable! On se ressent du bonheur qu’on fait participer aux autres: on est heureux soi-m^eme.
Je vais de nouveau, Madame, mettre `a vos pieds l’hommage de mon coeur, qui est, ainsi que toute mon existence