С.Д.П. Из истории литературного быта пушкинской поры
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Ma matin 'ee d’hier s’est pass'ee assez tranquillement. J’ai 'ecrit ma pre-mi`ere lettre `a Madame apr`es la reprise o`u je lui peins ma flamme. Elle est trop longue, cette lettre, et j’ai peur qu’elle ne l’ennuye: ennuyer une jolie personne ce serait p'echer contre la nature. J’ai d^u diner chez le Prince, mais je me pro-jettais d’aller chez elle tout de suite apr`es diner. Voil`a que la Princesse me prie de lui trouver dans la biblioth`eque les livres qu’elle m^eme n’a pas pu trouver. Je cache le m'econtentement, qu’a produit sur moi une commission aussi intempestible, je cherche les livres et les trouve presque aussit^ot. La princesse a 'et'e tr`es aimable avec moi, je lui ai apport'e dans son cabinet les livres qu’elle m’a demand'es et elle m’a parl'e des plaisirs que nous allions go^uter `a la campagne; pour trancher court, je lui ai repondu que j’aimerais au-tant rester en ville, vu que l’'et'e ne permettais point d’^etre beau. Sur les cinq heures je suis parti pour aller `a la campagne de Md P-ff.
J’y ai trouv'e Lop`es qui partit presque aussit^ot, et le colonel Slatwinsky. Madame a 'et'e indispos'ee, elle a gagn'e une attaque de rheumatisme sur la ba-lancoire. Elle s’est un peu trouv'ee mal et s’est couch'ee, et moi je suis all'e faire un tour de promenade. J’ai rencontr'e les deux Kotschubey qui s’en retournaient en ville de chez la Princesse Lobanoff; je les ai salu 'e en passant. Pr`es de la campagne de Mr Dournoff, j’ai rencontr'e ses deux fils et Mr Dougoulz, j’ai caus'e avec eux et l’aide de camp m’a combl'e d’honn^etet'es; tous les deux `a l’envi ils m’invitaient de passer chez eux, mais je me suis excus'e! En rentrant j’y ai trouv'e Izma"iloff; Madame 'etait encore couch'ee; un moment apr`es Andr'eef 'etant venu, elle l’a fait inviter `a passer dans sa chambre, puis elle a voulu se lever et elle a cri'e de douleur. Je suis accouru pour l’aider si je le pouvais; et `a l’aide de Mr Slatwinsky nous l’avons relev'ee. Elle a 'et'e tr`es aimable avec tout le monde. Les autres 'etant partis, nous ne sommes rest'es au souper que moi et Izma"iloff. Elle a 'et'e d’une gaiet'e charmante. Apr`es souper je suis entr'e dans sa chambre `a coucher et je l’ai vu caresser le chien de Lop`es. Que je l’enviais, ce chien. Je le lui avais dit plusieurs fois, enfin je me suis rapproch'e d’elle, je lui ai bais'e la main avec ardeur et `a plusieurs reprises: et en sortant je lui ai imprim'e un baiser sur les l`evres; elle m’a aussi embrass'e. Elle a voulu me retenir pour coucher `a la campagne, mais je m’excusais sur l’impossibilit'e, vu que le prince avait `a faire avec moi. Malgr'e tout cela elle m’a fait pr'eparer le lit dans le salon, et elle-m^eme arrangeait les oreillers de ce lit. Je n’ai pas pu y tenir, j’y aurais rest'e toute l’'eternit'e, je me soumis en lui baisant la main… H'elas! faut-il me borner `a cela? Je n’ai dormi que deux heu-res, apr`es quatre heures du matin son chien qu’on a blam'e dans la journ'ee, est venu pr`es de mon lit; il m’a reveill'e, il 'etait souffrant, et je ne peux pas voir souffrir un ^etre quelconque, je ne dis pas d'ej`a son chien. Je me suis lev'e, je l’ai pris dans mes bras et l’ai fait coucher sur mon lit que je lui ai c'ed'e: pour ne point le toucher et lui faire mal, je me suis habill'e et je partis pour retour-ner `a la maison. La journ'ee d’hier est une de celles dont je conserverai le plus doux souvenir. Quel prix ont `a mes yeux ses moindres caresses, ses mots de bont'e, ses plus petits soins de ma personne! Oh! si j’'etais aim'e en effet, com-me j’aurais su sentir toute l’'etendu e de mon bonheur.
Dans la matin 'ee d’hier j’ai recu un billet d’invitation pour la soir'ee de la part de Mr Ostolopoff. Le billet 'etant 'ecrit en italien, j’ai d^u r'epondre, comme j’ai su, en cette langue. J’ai pass'e ensuite chez Boulgarine pour 1’inviter aussi au nom de Mr Ostolopoff; apr`es cela je me suis rendu chez Nikitine. Je lui ai insinu'ee l’id'ee de la r'eunion des deux soci'et'es et j’ai pu voir que ce n’'etait nullement de son go^ut.
Bulgarine ne m ’a pas laiss'e entrer dans sa chambre `a coucher: j’ai vu qu’on y a apport'e `a son ordre un portrait et j’ai cru remarquer la figure d’un peintre de portraits en miniature. Le domestique polonais a laiss'e tomber par maladresse la toile qui couvrait le portrait et j’ai reconnu les traits de Mme Wo"ie"ikoff. H'e, Mr. Bulgarine! je vous f'elicite: mais je ne lui ai pas dit ce que j’ai vu.
Que je rends gr ^aces au mauvais temps qui me retient en ville. Madame! j’ai encore de vouloir <нрзб.> la douce perspective de vous voir deux ou trois fois avant mon d 'epart pour la campagne. Il me vient de temps en temps des id'ees qui n’ont pas le sens commun: je d'esire quelquefois qu’il fasse contin-uellement la mauvaise saison afin que vous d'em'enagez plus promptement pour venir demeurer en ville et que j’aie le bonheur de vous voir tous les jours. Grondez-moi si vous voulez, Madame, mais sur ce point-l`a je suis 'ego"iste, et tr`es `ego"iste, et ce n’est pas tout-`a-fait sans raison. Il me semble que quand je suis pr`es de vous, mon existence est alors plus compl`ete, plus enti`ere, tandis que loin de vous je me crus priv'e d’une grande partie de moi-m^eme, et c’est la v'erit'e: mon coeur, mon ^ame, mes pens'ees, mon imagination sont constamment attach'es `a vos pas et semblent voltiger autour de votre image ador'ee. Tout ce qui constitue la meilleure partie de moi-m^eme est donc absorb'e dans vos perfections et que me reste-t-il? de la glace au lieu du coeur, un vide continuel dans l’esprit et dans l’^ame et une enveloppe grossi`ere qui tient `a mon origine terrestre.
Ah! Madame! ne me privez point de la seule consolation que j ’ai en vue en m’'eloignant de votre personne! 'ecrivez-moi aussi souvent que vous le pour-rez, 'ecrivez-moi de longues lettres afin que je puisse boire `a longs traits le plaisir de voir quelque chose qui 'emane de vous! Je sais que ma pri`ere est trop hardie, mais c’est `a un ange que je l’adresse et un ange ne se refuse jamais de consoler les pauvres humains. Que mon coeur battra avec force lorsque j’aurai `a attendre de vos nouvelles! Oh! je les porterai sur mon coeur, vos lettres, elles y feront revivre cette douce chaleur qui s’amortira par votre absence ou qui ira plut^ot se r'efl'echir dans vos yeux.
Chaque fois que j’ai le bonheur de vous voir, Madame, je reviens enc ore plus amoureux. La derni`ere fois surtout… oh! cette soir'ee se gravera dans ma m'emoire parmi les instants les plus heureux de ma vie. Je vous ai vu arranger de vos propres mains les oreillers du lit qui a 'et'e destin'e pour me recevoir; oh! avec quels transports j’imprimais des baisers sur ces mains incomparables! L’oserai-je dire… non! mon coeur est encore trop plein de ce bonheur et les plus belles expressions seraient froides et insuffisantes.
Puissiez-vous sentir, Madame, la moindre parcelle de ce que je sens pour vous! je serais encore le plus heureux des hommes comme j’en suis le plus amoureux.
Hier j ’ai attendu le colonel Noroff pour aller ensemble `a midi lui faire faire connaissance avec Monsieur et Md Ponomareff, mais il n’est venu que vers deux heures, de sorte que toute ma matin'ee a 'et'e manqu'ee. Nous avons parl'e de Md Ponomareff, je lui ai inspir'e le d'esir de la conna^itre, et comme il ne trouve pas convenable de venir diner `a la premi'ere visite, il m’a promis d’y venir demain vers 6 heures. Ensuite nous avons parl'e de la litt'erature russe et 'etrang`ere. Je lui ai pr^et'e 4 volumes de Parny pour lire. Il ne faut pas oublier de lui communiquer la note du meilleur commentaire de Dante. Le v oici: La Divina Comm 'edia di Dante Alighieri, col comento di G. Bignioti;2 toms. Pari-gi, 1818, in 8. Presto Dondey Dupr'e in via S. Luigi, 10 c.44. Il m’a promis de m’en faire venir un exemplaire de Paris. Vers trois heures le colonel est parti.
Apr `es 7 heures j’ai 'et'e `a l
Non, c ’est trop! pour prix de mon amour, pour prix de mon d'evouement ne recevoir que m'epris, outrages, mortifications! Elle s’est peinte hier avec des couleurs bien noires: elle m’a poursuivi, d'echir'e… et pourquoi? pour un rien, pour une v'etille qui ne m'erite pas m^eme que l’on en parle.
J ’ai 'et'e tr`es affair'e la matin'ee et j’ai pourtant trouv'e le moyen de lui faire un billet bien tendre, o`u je lui peignis mes sentiments. Vers deux heures je suis parti; le temps 'etait brumeux et triste; mon coeur 'eprouvait aussi une at-teinte de la tristesse: je ne sais quels pr'essentiments vagues s’en 'etaient em-par'es. J’arrive chez elle et je trouve le mari dans le salon; l’on dit que Madame fait sa toilette. Le vent sifflait aves force, la pluie tombait de temps en temps; tout contribuait `a m’indisposer. Enfin au bout d’une demi-heure il a cess'e de pleuvoir et le temps parut un peu de remettre. J’ai dit `a m-r P…ff que j’allais faire un tour de promenade et je suis all'e en effet. En rentrant, j’ai vu arriver en balcon Izma"iloff, Ostolopoff et les deux Kniagewics. Un moment apr`es j’al-lai frapper `a la porte o`u Madame s’habillait et je lui ai remis mon billet. Elle m’a parl'e par la porte, ne voulant pas me laisser entrer parceque elle 'etait, di-sait elle, en chemise. Lorsqu’elle a paru, je pus remarquer en elle une esp`ece de froideur et d’affectation `a mon 'egard et je me pr'edis tous les d'esagr'ements en butte desquels j’ai 'et'e expos'e par la suite. Elle m’a envoy'e chercher son journal, voulant faire voir un dessin `a ces messieurs; puis elle a paru ne pas retrouver les billets de Panayeff qui se trouvaient, disait-elle, dans ce journal; elle accusait en ricanant tout le monde de les avoir pris; je n’en ai rien cru parceque je connaissais d'ej`a ces stratag`emes de femmes.
Tout se passait pourtant assez bien jusqu ’`a l’apr`es diner, exept'e qu’elle ne s’adressait plus a moi et qu’elle me r'epondit d’un ton affect'e. Lop`es 'etant survenu, elle est all'ee lui parler dans sa chambre `a coucher et y rest'ee pr`es d’une demi-heure. Je me suis ennuy'e et je vins prendre mon chapeau pour al-ler faire encore un tour de promenade, quoiqu’il ait plu `a verse tout le temps du diner. Elle m’a demand'e o`u j’allais et je lui repondis avec humeur: je vais, Md, ce que j’ai r'ep'et'e `a plusieures reprises. Elle m’a grond'e un peu, mais malgr'e cela je suis parti. Elle a regard'e par la fen^etre et a rappel'e Hector qui voulu me suivre. Je lui dit qu ’elle pouvait ^etre tranquille et que je n’avais pas l’intention d’emmener son chien. Elle m’a fait l`a-dessus une grimace qui m’au-rait fait rire si je n’en avais saisi toute la m'echancet'e. J’ai rod'e sans but dans la campagne de Bezborodko et de retour j’ai trouv'e la dame sur la balancoire, je l’ai abord'ee et l’ai salu'ee. Elle me dit d’un ton d’humeur tr`es prononc'ee: Que me voulez vous dire? L`a-dessus je repondis que rien et je n’ai pas perdu la contenance. Un peu apr`es, je l’ai suivi et lui ai demand'e le sujet de son m'econtentement, elle m’a dit que je ne suis pas digne qu’elle me parle et qu’elle me traite de m^eme que Yakowleff. En ce cas, Madame, lui dis-je, vous voudrez bien souffrir que je ne revienne plus. Au souper elle cherchait tous les moyens de me d'econcerter, elle s’accrochait `a tout ce que je disais et souvent d’une mani`ere ridicule. Je parlais toujours en riant, sans para^itre faire attention `a ses dispositions hostiles. Je ripostais `a ses propos et les d'emontais sou-vent, ce qui semblait lui faire de la peine en pr'esence de tant de personnes et dans le moment o`u elle voulait faire briller son esprit aux d'epens du mien. Apr`es souper je l’aborde et lui souhaite le bon soir, lui disant que je n’aurai peut-^etre pas sit^ot le bonheur de la voir, parceque j’allais bient^ot d'em'enager pour aller `a la campagne. Elle m’a tendu d’abord la main en d'etournant le visage, puis elle m’a rappel'e, m’a fait un signe de la main, m’a demand'e si je ne voulais plus rester et sur la r'eponse n'egative elle m’a dit: Baisez-donc ma main. Elle a paru sourire. Je suis parti assez content de moi-m^eme, mais tr`es m'econtent de ma journ'ee.
J ’ai travaill'e toute la matin'ee; je n’ai eu le temps que pour faire un petit tour dans le jardin. Je pensais `a ma disgr^ace; j’ai 'et'e triste et cherchais la solitude. Mais dans l’apr`es-diner je pris la r'esolution d’aller chez Izma"iloff afin qu’on ne croie pas que je conserve de l’humeur de la soir'ee d’hier. Comme je devais passer presque devant la porte de Pana"ieff, je suis entr'e chez lui pour lui souhaiter le bon jour. Il me recoit assez froidement et j’y vois Richter feuil-lettant quelques papiers. Pana"ieff me dit qu’il a entendu de Mr Ostolopoff, Kniagewicz et Izma"iloff qui sont venus le voir dans la matin'ee que j’ai 'et'e maltrait'e par Md. Je lui conte tout et il me remet le billet de Madame, tr`es of-fensant et tr`es dur o`u elle me reproche d’avoir vol'e les billets de Pana"ieff. Je ne me serais jamais attendu `a cette sortie: Pana"ieff me communique qu’elle lui a aussi 'ecrit en faisant part de ce pr'etendu vol.
Le domestique qui la servait, Wladimyr est venu me demander de lui procurer une place. J ’ai 'et'e charm'e de pouvoir obliger quelqu’un qui la ser-vait, mon coeur est tr`es g^at'e sur ce point; si j’aime quelqu’un, j’aime tout ce qui d'epend de lui, tout ce qui lui est attach'e, m^eme tout ce qui l’'etait connu. Je me suis donc offert de tr`es bonne gr^ace de rendre un service `a son ancien domestique, et j’en parlerai au Prince.
Le Prince m ’a recommand'e de lui amener Wladimyr, et comme ce do-mestique m’a dit qu’on peut l’avoir en payant sa rancon, le Prince y consenti, d’autant plus qu’un de ses laquais est mort et l’autre malade. Le Prince m’a dit des choses tr`es obligeantes que ma recommandation suffit et que je ne lui ai jamais pr'esent'e que ce qui 'etait vraiment bon. Il est vrai que je lui ai procur'e un homme excellent, M. Kolomytzoff pour ^etre `econome de l’institut des Sourds et Muets; aussi le P.se reposa parfaitement sur ma recommandation. Je serais ravi s’il me r'eussit de m^eme de d'elivrer ce pauvre Wladimyr des griffes de son ma^itre actuel.
Madame!
La derniere fois que j ’ai eu l’honneur de passer la journ'ee chez vous, j’ai pu remarquer que vous avez cherch'e toutes les occasions et tous les mo-yens pour m’aigrir, m’humilier et m’attirer du ridicule sans que je vous en aie pr^et'e la moindre raison. Enti`erement tranquille sur votre compte, fort de la lo-yaut'e de ma propre conduite et me reposant sur les bons accueils dont vous m’avez honor'e ant'erieurement, j’ai pu, je l’en conviens, n’^etre pas autant sur mes gardes que je l’aurais 'et'e. Aussi lorsqu’il vous a plu de me demander ce que je voulais taire, j’ai eu l’honneur de vous r'epondre que j’allais faire un tour de promenade comme c’est mon habitude quand je n’ai rien de mieux `a faire. J’ai vu la mine menacante que vous m’avez faite alors mais j’'etais per-suad'e que vous me jugeriez mieux par la suite. En v'erit'e, Madame, ne dois-je pas voir clairement que lorsqu’il y a du monde chez vous ou que vous me fa^ites venir `a vos d^iners invit'es, je suis toujours l`a comme un de ces magots de la Chine qu’on met sur la chemin'ee uniquement pour occuper une place. Si je prends la libert'e de vous adresser la parole, de vous offrir mes services, vous les recevez de si mauvaise gr^ace que cela ne peut pas manquer d’^etre apercu de tout le monde, mais la plupart du temps vous avez l’air de ne pas vous aper-cevoir si j’y suis ou non. Et pourquoi donc faire venir un homme `a qui on veut marquer du m'epris ou qu’on veut laisser dans l’oubli? Autant vaudrait-il lais-ser en repos celui `a qui l’on ne s’int'eresse point. Vendredi, par exemple, vous avez tach'e mettre `a son aise chacun de votre soci'et'e, et moi j’'etais le seul qui n’a recu pour son co mpte que des grimaces ou des outrages.
De mon c ^ot'e j’ai pris la hardiesse de vous faire remarquer, Madame, qu’on ne parvient pas si facilement `a me d'econtenancer, j’ai 'et'e encore forc'e d’adopter le r^ole qui convient le moins `a mon caract`ere — celui d’insolent, et ce r^ole, comme vous l’avez vu ne m’a pas mal r'eussi; j’affectais une l'eg`eret'e et m^eme une ga^iet'e qui 'etaient diam'etralement oppos'es `a ce que je sentais alors int'erieurement.
Vous m ’avez dit, Madame, que vous ne me parlerez plus comme vous le fa^ites avec Mr Yakowleff. De gr^ace, Madame, ayez la bont'e de me dire, est-ce bien sinc`erement votre intention. Je dois le savoir afin de pouvoir modeler l`adessus ma conduite. Je n ’ai pas oubli'e non plus le rang de bas officier qui vous a par^ut si bas: cette petite sortie pourra servir de pendant `a une autre de la m^eme esp`ece qui a eu lieu au sujet des gens qui sont pauvres. Je sais bien que je suis pauvre et sans rang; mais j’ai l’avantage de conna^itre bien de personnes qui sont 'eminemment riches et d’un rang infiniment au dessus du mien et qui cependant ne croient point s’abaisser en me traitant d’une mani`ere amicale. Aussi je ne cherche jamais moi-m^eme des nouvelles connaissances; je les trouve ou par hasard, ou par des avances qu’on me fait, ce qui n’a pas peu con-tribu'e `a rendre mon ^ame assez fi`ere pour savoir appr'ecier `a leur juste valeur les injustices qu’on me fait.
Permettez-moi, Madame, de revenir sur le chapitre de pr 'etentions, mot qui se trouve toujours dans votre bouche et qui doit y avoir plus d’un sens. Quelles pr'etentions me supposez-vous `a moi, Madame? Je n’ai jamais pr'eten-du point qu’on s’occup^at exclusivement de mon ch'etif individu, mais je ne pr'esente non plus l’homme de servir de plastron aux outragers lorsque vous ju-gez `a bon de bouder quelqu’un. Toutes mes pr'etentions se bornent dans le vouloir ^etre trait'e comme tout le monde et comme moi-m^eme je suis trait'e; et si non, non.
En prenant la libert 'e de vous exposer le sujet et les motifs de mes peines, j’ose encore vous prier, Madame, de ne pas m’^oter vos bont'es et votre bienveillance qui sont pour moi le seul bonheur auquel j’aspire; ainsi que de vouloir bien croire aux sentiments de la plus parfaite estime avec lesquels j’ai l’honneur d’^etre,
Est ce bien digne de votre caract `ere, Madame, que de me tra^iter de la sorte! Peut-on apostropher du nom de voleur les gens qu’on daigne admettre chez soi et qui n’ont jamais d'ementi par aucune action illicite la bonne opinion que vous avez paru en avoir? La propri'et'e d’autres est pour moi une chose si sacr'e, qu’il m’est p'enible d’^etre m^eme soupconn'e de fouiller dans les papiers qui ne m’appartiennent point, car j’ai toujours donn'e la preuve d’une confian-ce aveugle dans les personnes qui m’honorent de leurs connaissance. Et avez-vous jamais remarqu'e quelque chose de semblable? m’avez-vous trouv'e lisant ou feuilletant les lettres qui sont sur votre table `a 'ecrire? H'e, Madame! vous avez mal 'etudi'e mon caract`ere si vous me jugez capable d’une telle indignit'e. Et si c’est une autre intention qui a pu motiver ce pr'etendu soupcon, je vous plains, Madame, de n’avoir pas choisi quelque autre exp'edient, car M-r Pa-na"ieff, qui connait assez mes principes, est parfaitement rassur'e sur mon compte.
С ’est demain que nous allons `a la campagne. J’en suis enchant'e; cela pourra me servir d’excuse aux yeux de Mr. Ponomareff de ce que je ne serais pas venu si souvent.
Hier, `a une heure de l’apr`es-midi, j’ai port'e moi-m^eme ma r'eponse `a Md. J’ai choisi expr`es ce temps pour lui faire voir que je l’estime encore beau-coup pour venir me justifier moi-m^eme, et que je suis trop s^ur de mon innocence pour 'eviter de me rencontrer avec elle: mais en m^eme temps je savais qu’ils devaient n’^etre pas `a la maison, parceque Mr. m’en dit encore vendredi qu’ils ne d^ineraient pas chez eux dimanche. De sorte que j’ai su concilier mes devoirs de courtoisie envers Madame avec l’intention d’'eviter une rencontre f^acheuse o`u je pourrais bien m’emporter et lui dire des choses d'esagr'eables, et je ne veux pas manquer au respect que je lui conserve. Ma lettre dira tout: je l’ai remise, bien envelopp'e et cachet'ee, au seul domestique que j’ai pu trou-ver. J’aimerais mieux la remettre `a la femme de chambre, mais elle ne s’y trou-vait point.
Apr `es d^iner je suis all'e chez Izma"iloff qui m’a promis la veille de me mener chez le fameux Ganine, chez qui il y a tous les dimanches la musique etc. Izma"iloff m’a pourtant manqu'e de parole: il n’a pas d^in'e `a la maison et n’'etait pas encore rentr'e. En revenant, j’ai pass'e encore chez Pana"ieff qui va mieux: j’ai pris le th'e chez lui. Il m’a recu avec plus de franchise que la veille. Nous avons parl'e de Madame, enfin de mati`ere en mati`ere je suis rest'e chez lui jusqu’`a onze heures. Yakowleff est aussi venu le voir. Il a cont'e plusieurs traits du pr^etre Mansuetoff qui m’ont confirm'es dans la bonne opinion que j’en avais concue.
En sortant de chez Pana "ieff j’ai pass'e une heure chez Am'elie qui 'etait venu depuis trois mois vainement frapper `a ma porte. Je me ris quelquefois de moi-m^eme. Je me venge toujours sur ma personne des injustices qu’on me fait. Dans l’Ukra"ine, en Pologne, apr`es la disgr^ace d’une femme comme il faut, je me pr'ecipitais entre les bras d’une courtisane, comme pour tirer vengeance de mes propres sentiments. Am'elie pourtant fait exeption: elle est joli, modeste, m^eme sensible comme elle le s’expose et sa petite figure chiffonn'e d’alleman-de, et sa taille svelte et gracieuse, sa belle chevelure, son beau sein peuvent faire une illusion au d'efaut de mieux. Elle a 'et'e enchant'ee de me revoir, mais elle s’est apercue que j’'etais trop distrait.
J’ai 'et'e trop sage les trois mois derniers; je faisais le sacrifice de mes plaisirs, reprimant mon temp'erament de feu `a une personne qui s’en moquait. Parlons maintenant des folies, t^achons de nous 'etourdir en buvant dans la coupe des plaisirs faciles et d’oublier les r^eves s'eduisants d’un bonheur imagi-naire. Ici, o`u je me peins tel que je suis et que personne ne lira, du moins avant ma mort, je n’ai pas besoins de me d'eguiser.