Переписка 1992–2004
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Quand il donne des indications sur “Wesen”, Heidegger le rapproche volontiers du verbe “w"ahren” (w.a tr'ema. h.r.e.n) qui n’est en fait que le duratif de “wesen”. Il suffit de songer `a ceci: que durer, au sens plein, n’implique nullement l’immutabilit'e (est-il besoin d’ajouter: tout au contraire?) — il suffit d’avoir remarqu'e cela pour commencer `a voir s’ouvrir l’ab^ime qui s'epare l’essence (au sens traditionnel) de ce que Heidegger entend avec “Wesen”.
“Das Wesen der Technik” — Jean Beaufret ne traduit pas, et pour cause! Pour le faire comme il faudrait, nous devrions trouver un mot ou une tournure dans lesquels parlerait une mutabilit'e, ou mieux, pour reprendre un vieux mot de notre langue: une “muablet'e” — dont la marque serait, plut^ot que l’aptitude `a simplement s’'etendre continuement dans le temps, une v'eritable muance (on se souviendra qu’on disait autrefois “muance de terre” pour: tremblement de terre) — une “muance”, donc, o`u pr'edomine une intense capacit'e d’impulser toujours `a nouveau. Il est dommage que le mot de “mouvance” se soit restreint `a d'esigner exclusivement le fait juridique, pour un certain domaine, de relever d’un autre. P'eguy a tent'e, autrefois, de rendre `a ce mot l’acception de: ce qui donne mouvement, ce qui ne cesse de remettre en mouvement.
Mais peu importe que nous n’ayons pas de mot pour traduire “Wesen”, pourvu que nous soyons en 'etat de comprendre l’acception dans laquelle il faut le prendre. “Das Unaufhaltsame des Wesens der Technik”: par l`a se dit la propagation qui va s’'elargissant et qui, du coup, revient animer encore plus profond'ement l’irr'esistible lame de fond du ph'enom`ene qu’est la technique, lorsqu’elle est comprise `a partir de cette pl'enitude qui la travaille, et que Heidegger comprend comme “Wesen der Technik”.
Ici, permettez-moi de quitter un instant Jean Beaufret, pour aller jeter un coup d’oeil directement chez Heidegger. Il nomme ce qui ne cesse de travailler au coeur de notre technique: “das Gestell”. L`a encore, il importe bien plus de comprendre l’indication qui motive le choix de ce mot, que de vouloir imposer un terme susceptible, dans un lexique, de le traduire. Andr'e Pr'eau l’a rendu par “arraisonnement”, ce qui est une excellente traduction, car, avec cette id'ee de “ramener de gr'e ou de force `a la raison”, “passe” quelque chose de l’irr'esistible mouvement de fond inh'erent `a la vis'ee technicienne. Mais voil`a qui ne doit pas arr^eter notre r'eflexion; tout au contraire: il s’agit d’aller jusqu’`a comprendre comment se fait l’arraisonnement. Or c’est justement ce que dit le mot: das Gestell, lequel ne demande qu’`a parler. En lui se lit le radical du verbe “stellen”, la racine indo-europ'eenne * st(h)el-: faire se dresser debout. Est-ce un pur hasard si, `a cette 'epoque qui est la n^otre, les productions de l’art contemporain sont nomm'ees, par ceux qui les r'ealisent, des “installations”?
Les st`eles, ch`eres `a Victor S'egalen, sont aux installations, dans le m^eme rapport que la tevcnh vis `a vis de la technique.
“Das Gestell”, ce mot o`u Heidegger cherche `a dire la vive et muable mouvance de notre technique, ce mot (ai-je dit) parle en toute clart'e. C’est d’abord un mot de la langue courante (o`u il d'esigne tous les sortes de montages obtenus en assemblant des 'el'ements destin'es `a se structurer en vue de former: un b^ati, un support, un chassis). Mais il est d'ej`a parlant rien que par sa composition. Le pr'efixe ge-, partout pr'esent dans les langues germaniques, y signale un type remarquable d’unit'e, celle qui vient du fait que se r'eunisse, se rassemble — quoi, en l’occurrence? Eh bien ce qu’indique le radical verbal. Ce dernier — stell, stellen — nous l’avons d'ej`a remarqu'e, signale une mani`ere tr`es pr'ecise de poser: poser debout, disposer relativement `a une verticalit'e.
Nous n’avons pas, semble-t — il, de terme francais o`u cet aspect ressorte comme composante primordiale. Mais il y a bien un mot dans lequel le trait majeur qui importe `a Heidegger vient quasiment de lui-m^eme au premier plan. C’est notre mot: “consommation” — `a condition toutefois de le prendre `a rebours de son sens habituel (la consommation d’'energie). Si l’on oriente l’'ecoute sur le sens fort du mot “sommation”, on peut l’entendre dire: la multiforme vari'et'e de sommations en lesquelles l’humanit'e plan'etaire se voit d'esormais somm'ee de ne plus rien viser (`a commencer par elle-m^eme) que sous le visage sommaire de la totalit'e. Nous acc'edons manifestement au foyer de la question d`es que nous apercevons comme moteur de l’arraisonnement la consommation telle qu’elle vient d’^etre cern'ee.
Dans sa lettre, Jean Beaufret ne dit pas un mot concernant cette sommation totale. C’est qu’`a ce propos le requiert une autre question: d’o`u vient la sommation de poser, de disposer, d’installer qui anime la technique comme si c’'etait son foyer? Nous devons redoubler de prudence, car se demander d’o`u cela vient — malgr'e les apparences — ce n’est en aucune facon s’interroger sur une “origine” (ce mot entendu encore au sens habituel). Ce n’est pas demander quelle est la provenance de la technique, mais: ^etre apr`es `a questionner son avenance.
Pour ne pas nous y perdre, suivons plus que jamais Jean Beaufret. La question de la technique, a-t — il 'ecrit, demande que l’on remonte par del`a Aristote jusqu’`a H'eraclite parce que cette question des questions “dem Geheimnis selbst entspricht”. Si nous ne donnons pas `a chacun des mots leur sens le plus rempli, nous ne sommes tout simplement plus l`a o`u nous a men'e jusqu’ici Jean Beaufret. Voyons-les donc un `a un.
Le verbe: Entsprechen. C’est parler (sprechen) en disant le mot qui est un vrai r'epondant, en ce qu’il tire de ce dont il parle (ent-) ce qu’il tente de nommer. Cette parole qui r'epond, elle r'epond `a…, pour autant qu’elle r'epond de….`A quoi r'epond-elle, et de quoi? “Dem Geheimnis selbst”.
Avec ce mot de “Geheimnis” nous rencontrons `a nouveau le pr'efixe ge-, et dans la m^eme acception de rassemblement. “Geheimnis” a couramment le sens de notre “secret”. Ce mot: “secret”, il suffit de l’entendre parler latin, c’est—`a-dire venir de secernere, secretum: ce qui a 'et'e soigneusement mis `a part, pour ne pas ^etre trop loin de “Geheimnis”. “Ge-heimnis”, c’est d’abord ce qui n’est confi'e qu’aux familiers, `a ceux qui savent les ^etres de la maison, et qui gardent secret ce savoir. Soit.
Mais ainsi nous n’avons pas encore atteint le secret du secret. “Geheimnis”, c’est en effet le secret lui-m^eme, non plus compris ext'erieurement, en tant qu’il est gard'e par ceux auxquels il serait confi'e. N’est v'eritable secret que ce qui, de soi-m^eme, se garde soi-m^eme secret. Telle est ici l’indication du pr'efixe. Tant que nous ne quittons pas la repr'esentation anthropologique du secret, o`u ce dernier est une sorte de contrat entre gens qui conviennent de ne pas divulguer une information qu’ils jugent plus prudent de garder pour eux, il nous est impossible de comprendre ce secret qu’est le Geheimnis (tel que l’entendent de conserve Jean Beaufret et Martin Heidegger).
Reste le petit mot “selbst”, qui apparemment vient s’ajouter `a Geheimnis, alors qu’en r'ealit'e, c’est lui le secret du secret. Car si Geheimnis est bien ce qui, gardant le secret, se rassemble pour mieux le garder, “selbst” est l’index de ce que j’aimerais appeler la r'eflexivit'e pure (c’est—`a-dire une r'eflexivit'e qui pr'ec`ede et rend possible, par exemple chez l’^etre humain, de “r'efl'echir” au sens o`u nous prenons couramment ce mot, alors qu’en r'ealit'e, la v'eritable r'eflexivit'e n’est rien d’autre que le fait de faire ce que l’on fait, en le faisant comme il faut le faire, c’est—`a-dire: pour faire que cela se fasse, c’est—`a-dire se fasse uniquement en relation `a soi).