Переписка 1992–2004
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Ce que le foyer de vivacit'e de la technique a d’irr'esistible, 'ecrit ainsi pos'ement Jean Beaufret, r'epond au secret m^eme — entendons, au secret: soi-m^eme.
Vont aussit^ot suivre trois mises au point, pour ne pas laisser ce qui vient d’^etre atteint dans une ind'etermination qui laisserait 'echapper ce de quoi l’on a d'ej`a r'eussi `a s’acquitter.
La premi`ere est en apposition `a “Geheimnis selbst” — et cite deux mots du Fgt. 123 d’H'eraclite. Le secret: soi-m^eme — en d'autres termes: le kruvptesqai de la fuvsi".
Kruvptesqai, `a la voix moyenne, c’est—`a-dire cette voix, qui — du moins pour la langue grecque — articule les formes verbales de ce que je viens de nommer une r'eflexivit'e pure (o`u ce qu’indique le verbe, son “action”, s’accomplit relativement `a l’accomplissement m^eme), kruvptesqai, c’est, pour la fuvsi": se mettre en retrait. Pour peu que l’on entende fuvsi" comme “la lev'ee o`u ne cesse de poindre tout ce qui est en train d’'eclore”, il faut se rendre `a la paradoxale 'evidence que le secret de l’'eclosion n’est autre que le mouvement antith'etique par lequel la fuvsi" ne se manifeste pas, c’est—`a-dire se retire pour mieux se garder soi-m^eme. Souvenons- nous ici de la traduction du Fgt 123 par Jean Beaufret:
La deuxi`eme mise au point est une nouvelle apposition, cette fois aux deux mots d’H'eraclite. Nous avons ainsi une troisi`eme nomination du secret. Le secret: soi-m^eme, est dit `a pr'esent comme: “das verborgene «Dass».” “Dass” est la conjonction du fait que — de l’'ev'enement qui a lieu. En fait, “das verborgene «Dass»” reprend et traduit “le kruvptesqai de la fuvsi"”. En effet l’'ev'enement, le “quod” dont il est question ici, c’est l’'eclosion- m^eme de tout ce qui est, mais comprise cette fois comme restant en retrait, comme se retirant d’autant plus et d’autant mieux que ce qui fait apparition en est venu remplir tout l’horizon.
Reste la troisi`eme mise au point. Elle met en rapport le secret que nomme H'eraclite — l’'echapp'ee de l’'eclosion, le fait que l’'eclosion 'echappe et se d'erobe, comme foyer de futurition de la fuvsi" — elle met en rapport ce secret avec toute l’histoire de la pens'ee philosophique. Cette 'echapp'ee, dit Jean Beaufret “par quoi est port'ee l’histoire tout enti`ere de l’all'egie de l’estre”.
Relisons:
«Je crois que je vois, encore mieux qu’`a Messkirch, l’extraordinaire difficult'e de “Die Frage nach der Technik”. Car il s’agit de la question des questions, qui par-del`a Aristote, remonte jusqu’`a H'eraclite, aussi loin faut-il en effet remonter pour autant que l’irr'esistible, dans le foyer de muance de la technique, r'epond au secret des secrets: soi-m^eme, r'epond au kruvptesqai de la fuvsi", r'epond au fait en retrait gue <la fuvsi" se retire en soi>, par quoi l’histoire tout enti`ere de l’all'egie de l’estre est port'ee.»
L’histoire de l’all'egie — croyez bien que ce n’est pas sans avoir h'esit'e que je vous propose ce matin de rendre ainsi la locution “ Lichtu ngsgesch ichte”.
“Lichtung”, Jean Beaufret l’entendait, `a juste titre, comme “'eclaircie”. “L’'eclaircie dans la for^et” correspond exactement `a l’allemand “Waldlichtung”. C’est la clairi`ere, o`u la densit'e des arbres cesse d’^etre compacte. Pourquoi ne pas en rester `a “'eclaircie” ou “clairi`ere”? Pour une raison simple, `a savoir que le mot Lichtung, comme l’a remarqu'e Heidegger lui-m^eme, et comme il y insiste, n’a pas — malgr'e les apparences — rapport au substantif “das Licht” (la lumi`ere) [102] . Exactement comme l’anglais “light”, l’adjectif “licht” [son doublet “leicht” est aujourd’hui plus en usage] a bien l’acception du latin levis, ce qui est l'eger, rapide.
102
Entendons-nous bien: le mot de “clairi`ere”, ainsi que celui de “clart'e”, n’a pas non plus de rapport avec la lumi`ere. Ils viennent du radical *kel (appeler, clamer). Pour que retentisse un appel, il faut bien qu’il y ait un espace libre, plus exactement un espace d'egag'e. Mais rien n’est dit, avec “clairi`ere” ou “'eclaircie”, sur le rapport possible entre l’appel et le d'egagement de l’espace o`u l’appel retentit. Or Lichtung dit pr'ecis'ement la mani`ere dont a lieu le d'esemcombrement de l’espace lib'er'e.
Le verbe “lichten” n’a donc pas, contrairement `a ce que l’on croit (tant que l’on relie l’adjectif “licht” au substantif das Licht: la lumi`ere) le sens d’apporter de la lumi`ere, mais bien celui d’enlever `a ce qui est trop dense de sa compacit'e. Une autre nuance pr'ecieuse vient s’ajouter, celle de la locution “den Anker lichten”, “lever l’ancre”. C’est la nuance du d'epart. Quand vous avez lev'e l’ancre pour de bon, tous les rivages connus ne tardent pas `a dispara^itre derri`ere vous.
Avec sa terminaison typique, Lichtung doit s’entendre comme un mot qui d'esigne un mouvement o`u quelque chose s’accomplit. “Die Lichtung” n’est pas un lieu, tant s’en faut. Avec elle, quelque chose a lieu, quelque chose ayant directement `a voir avec un d'esancrage, qui vous lib`ere pour partir au loin, le coeur l'eger.
Il se trouve que, pour dire le fait de rendre l'eger et muable, notre langue conna^it, sans qu’il se confonde avec all'eger, son presque homonyme: all'egir. All'eger, c’est tout simplement ^oter du poids. All'egir dit tr`es finement la mani`ere dont ce qui est trop compact est rendu plus d'eli'e. All'egir, en effet, c’est, partout o`u s’en pr'esente la possibilit'e, ^oter tout ce qui est en exc`es. All'egir est ainsi bien plus pr`es d’affiner que d’all'eger. Encore faut-il ne pas prendre de mani`ere trop superficielle cet affinement.
On peut lire dans Le P`ere Goriot, au d'ebut du deuxi`eme chapitre, une lettre de Laure de Rastignac `a son fr`ere, o`u est rapport'e ce que se demandait leur soeur Agathe: “Est-ce que le bonheur nous all'egirait?”. S’agissant du bonheur, comment douter encore qu’all'egir puisse concerner quelque chose de superficiel. Le bonheur all'egit de tout ce qui vous accable, mais `a la mani`ere dont les 'ecailles tombent des yeux — c’est—`a- dire selon cette 'economie souveraine o`u un changement infime, en apparence, bouleverse enti`erement ce qui jusqu’alors semblait avoir atteint sa forme intangible.
All'egir a pour particularit'e fondamentale de mener ce qui est all'egi `a ne plus rien comporter en lui qui soit superflu ou ext'erieur, de le lib'erer de tout ce qui n’est pas lui, de le mettre enfin en 'etat d’^etre soi et rien que soi.
Entendre en ce mot d’“all'egie” cette lib'eration qui est d'epart vers soi, et nous voil`a, je crois, nous-m^emes en 'etat de comprendre ce que dit “Lichtung” chez Heidegger. Tout comme le verbe “lichten”, ce mot est pr'esent chez lui depuis toujours, et dessine pour ainsi dire l’une des voies de cheminement auxquelles il a 'et'e le plus fid`ele et qu’il a suivies avec le plus de fruit. “Lichtung”, all'egie, en effet, aident — une fois nomm'ees en nos langues — `a s’approcher de l`a o`u devient possible de penser ce que les Grecs ont 'eprouv'e et appel'e: ajlhvqeia — et que la philosophie d’apr`es les Grecs concoit sous le nom de v'erit'e.
Ce que Jean Beaufret 'ecrit, il importe que nous le comprenions dans son mouvement. Car ce mouvement est tout particuli`erement exemplaire. Exemplaire pour nous qui sommes `a pr'esent nous aussi apr`es `a questionner la technique. Dans la derni`ere version que j’ai donn'ee de ce fragment de lettre, j’ai tent'e d’en faire para^itre la scansion en r'ep'etant le verbe sur lequel Jean Beaufret oriente son attention: le verbe “r'epondre”.
Quand on est vraiment — en questionnant — apr`es la technique, c’est une g'en'ealogie tr`es singuli`ere qui vient s’exposer de soi-m^eme. Mais d’une mani`ere si inhabituelle, que l’on est soudain ailleurs que dans un type connu de discours. Le passage du francais `a l’allemand n’est que l’indice visible d’un d'ecalage beaucoup plus troublant.