Bel-Ami / Милый друг
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Des qu'ils eurent franchi la porte, Saint-Potin se mit a rire et dit a Duroy:
– En voila un faiseur! Il nous la fait a nous-memes. On dirait vraiment qu'il nous prend pour ses lecteurs.
Puis ils descendirent sur le boulevard, et le reporter demanda:
– Buvez-vous quelque chose?
– Oui, volontiers. Il fait tres chaud.
Ils entrerent dans un cafe et se firent servir des boissons fraiches. Et Saint-Potin se mit a parler. Il parla de tout le monde et du journal avec une profusion de details surprenants.
– Le patron? Un vrai juif! Et vous savez, les juifs, on ne les changera jamais. Quelle race!
Et il cita des traits etonnants d'avarice, de cette avarice particuliere aux fils d'Israel, des economies de dix centimes, des marchandages de cuisiniere, des rabais honteux demandes et obtenus, toute une maniere d'etre d'usurier, de preteur a gages.
– Et avec ca, pourtant, un bon zig qui ne croit a rien et roule tout le monde. Son journal, qui est officieux, catholique, liberal, republicain, orleaniste, tarte a la creme et boutique a treize, n'a ete fonde que pour soutenir ses operations de bourse et ses entreprises de toute sorte. Pour ca il est tres fort, et il gagne des millions au moyen de societes qui n'ont pas quatre sous de capital…
Il allait toujours, appelant Duroy
– Et il a des mots a la Balzac, ce grigou. Figurez-vous que, l'autre jour, je me trouvais dans son cabinet avec cette antique bedole de Norbert, et ce Don Quichotte de Rival, quand Montelin, notre administrateur, arrive, avec sa serviette en maroquin sous le bras, cette serviette que tout Paris connait. Walter leva le nez et demanda: «Quoi de neuf?»
Montelin repondit avec naivete: «Je viens de payer les seize mille francs que nous devions au marchand de papier.»
Le patron fit un bond, un bond etonnant.
– Vous dites?
– Que je viens de payer M. Privas.
– Mais vous etes fou!
– Pourquoi?
– Pourquoi… pourquoi… pourquoi…
Il ota ses lunettes, les essuya. Puis il sourit, d'un drole de sourire qui court autour de ses grosses joues chaque fois qu'il va dire quelque chose de malin ou de fort, et avec un ton gouailleur et convaincu, il prononca: «Pourquoi? Parce que nous pouvions obtenir la-dessus une reduction de quatre a cinq mille francs.»
Montelin, etonne, reprit: «Mais, monsieur le directeur, tous les comptes etaient reguliers, verifies par moi et approuves par vous…»
Alors le patron, redevenu serieux, declara: «On n'est pas naif comme vous. Sachez, monsieur Montelin, qu'il faut toujours accumuler ses dettes pour transiger.»
Et Saint-Potin ajouta, avec un hochement de tete de connaisseur:
– Hein? Est-il a la Balzac, celui-la?
Duroy n'avait pas lu Balzac, mais il repondit avec conviction:
– Bigre, oui.
Puis le reporter parla de Mme Walter, une grande dinde, de Norbert de Varenne, un vieux rate, de Rival, une ressucee de Fervacques. Puis il en vint a Forestier:
– Quant a celui-la, il a de la chance d'avoir epouse sa femme, voila tout.
Duroy demanda:
– Qu'est-ce au juste que sa femme?
Saint-Potin se frotta les mains:
– Oh! une rouee, une fine mouche. C'est la maitresse d'un vieux viveur nomme Vaudrec, le comte de Vaudrec, qui l'a dotee et mariee…
Duroy sentit brusquement une sensation de froid, une sorte de crispation nerveuse, un besoin d'injurier et de gifler ce bavard. Mais il l'interrompit simplement pour lui demander:
– C'est votre nom, Saint-Potin?
L'autre repondit avec simplicite:
– Non, je m'appelle Thomas. C'est au journal qu'on m'a surnomme Saint-Potin.
Et Duroy, payant les consommations, reprit:
– Mais il me semble qu'il est tard et que nous avons deux nobles seigneurs a visiter.
Saint-Potin se mit a rire:
– Vous etes encore naif, vous! Alors vous croyez comme ca que je vais aller demander a ce Chinois et a cet Indien ce qu'ils pensent de l'Angleterre? Comme si je ne le savais pas mieux qu'eux, ce qu'ils doivent penser pour les lecteurs de la Vie Francaise. J'en ai deja interviewe cinq cents de ces Chinois, Persans, Hindous, Chiliens, Japonais et autres. Ils repondent tous la meme chose, d'apres moi. Je n'ai qu'a reprendre mon article sur le dernier venu et a le copier mot pour mot. Ce qui change, par exemple, c'est leur tete, leur nom, leurs titres, leur age, leur suite. Oh! la-dessus, il ne faut pas d'erreur, parce que je serais releve raide par le Figaro ou le Gaulois. Mais sur ce sujet le concierge de l'hotel Bristol et celui du Continental m'auront renseigne en cinq minutes. Nous irons a pied jusque-la en fumant un cigare. Total: cent sous de voiture a reclamer au journal. Voila, mon cher, comment on s'y prend quand on est pratique.
Duroy demanda:
– Ca doit rapporter bon d'etre reporter dans ces conditions-la?
Le journaliste repondit avec mystere:
– Oui, mais rien ne rapporte autant que les echos, a cause des reclames deguisees.
Ils s'etaient leves et suivaient le boulevard, vers la Madeleine. Et Saint-Potin, tout a coup, dit a son compagnon:
– Vous savez, si vous avez a faire quelque chose, je n'ai pas besoin de vous, moi.
Duroy lui serra la main, et s'en alla.
L'idee de son article a ecrire dans la soiree le tracassait, et il se mit a y songer. Il emmagasina des idees, des reflexions, des jugements, des anecdotes, tout en marchant, et il monta jusqu'au bout de l'avenue des Champs-Elysees, ou on ne voyait que de rares promeneurs, Paris etant vide par ces jours de chaleur.
Ayant dine chez un marchand de vin aupres de l'Arc de triomphe de l'Etoile, il revint lentement a pied chez lui par les boulevards exterieurs, et il s'assit devant sa table pour travailler.
Mais des qu'il eut sous les yeux la grande feuille de papier blanc, tout ce qu'il avait amasse de materiaux s'envola de son esprit, comme si sa cervelle se fut evaporee. Il essayait de ressaisir des bribes de souvenirs et de les fixer: ils lui echappaient a mesure qu'il les reprenait, ou bien ils se precipitaient pele-mele, et il ne savait comment les presenter, les habiller, ni par lequel commencer.
Apres une heure d'efforts et cinq pages de papier noircies par des phrases de debut qui n'avaient point de suite, il se dit: