L'assassin de lady Beltham (Убийца леди Бельтам)
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Un des personnages les plus assidus et les plus importants parmi ceux qui fr'equentent le caf'e du Triangle n’est autre que M. Rigou, que les mauvaises langues, et particuli`erement les garcons de caf'e, surnomment M. Grigou, car il a la r'eputation d’^etre peu g'en'ereux en mati`ere de pourboire.
C’est un homme d’une cinquantaine d’ann'ees environ, qui exerce au Th'e^atre Ornano des occupations nombreuses et vari'ees : contr^oleur en chef, souffleur, il fait `a l’occasion la doublure des petits r^oles ; il s’occupe 'egalement de la partie administrative, il embauche et renvoie les artistes, sans avoir `a prendre l’avis du patron.
Le directeur est, en effet, un homme que l’on voit rarement, car il poss`ede dans Paris une demi-douzaine d’'etablissements comme le Th'e^atre Ornano, si bien qu’`a force d’^etre partout `a la fois, il finit par ne se trouver nulle part.
M. Rigou est un ami personnel du p`ere Coutureau, avec lequel il fait du th'e^atre depuis pr`es de vingt-cinq ans, mais il a une situation meilleure que celle du vieux r'egisseur-habilleur auquel on reproche de s’enivrer trop souvent.
Ce soir-l`a, il 'etait environ cinq heures, M. Rigou p'erorait au milieu des artistes de la troupe.
Il y avait quelques nouveaux venus et des com'ediens sans engagement 'etaient install'es `a la table, vis-`a-vis, dans l’espoir de recueillir un r^ole quelconque. Car on savait que le spectacle changeait et que, depuis trois ou quatre jours, les complications de la nouvelle pi`ece n'ecessitaient des doublures et la cr'eation de nouveaux emplois.
M. Rigou, qui, pendant trois quarts d’heure, avait parl'e seul de ses souvenirs de th'e^atre, se taisait d'esormais pour 'ecouter avec condescendance, et int'er^et aussi, les plaisanteries d’un vieux com'edien, arriv'e de province, disait-il, depuis huit jours, mais qui avait d^u fr'equenter pas mal le Th'e^atre Ornano depuis son retour `a Paris, car il semblait fort au courant de tout ce qui s’y passait.
Le nouveau venu s’'etait attir'e la sympathie de M. Rigou en lui exprimant sa respectueuse admiration.
C’'etait un bonhomme aux allures assez vagues, fort sordidement v^etu. Il avait une abondante chevelure blanche et une barbe longue, mal faite, qui, certes, n’avait pas 'et'e ras'ee depuis une quinzaine de jours.
C’'etait assur'ement un com'edien v'eritable. Il devait tellement aimer son art qu’il restait maquill'e du matin au soir. Sur son visage, en effet, on voyait des traces de bleu, de blanc et m^eme un peu de rose, ce qui donnait `a cette face de vieil homme fatigu'e une allure surprenante.
La conversation, g'en'eralis'ee d’abord, s’'etait peu `a peu orient'ee sur le Th'e^atre Ornano ; car, d’une facon courante, les gens ne parlent avec int'er^et et abondance que des choses qui les concernent. On avait pass'e au crible de la m'edisance ceux des camarades qui, pour une raison ou une autre, avaient la malchance de n’^etre point pr'esents.
Une vieille coquette qui jouait les du`egnes au Th'e^atre Ornano, Mme Marinette, apr`es avoir lanc'e de provocantes oeillades au nouveau venu, s’amusait, en minaudant, `a faire quelques imitations de la jeune premi`ere.
Elle y remportait un grand succ`es. Mais celui-ci fut 'eclips'e et compl`etement oubli'e, lorsque le vieux com'edien maquill'e, s’avisa d’imiter `a son tour le c'el`ebre Dick dans le r^ole qu’il interpr'etait depuis quelques jours.
C’'etait fait `a la perfection. On s’esclaffa autour de lui. M. Rigou, enthousiasm'e, lui prit les deux mains, les serra chaleureusement dans les siennes, et d'eclara :
— Ah mon cher ami, c’est vraiment superbe, je veux absolument que tu sois des n^otres !
Tout d’abord, le vieux com'edien protesta, secoua n'egativement la t^ete, mais M. Rigou lui d'eclarait :
— Un talent comme le tien doit se produire `a Paris. Comment t’appelles-tu ?
Ce fut un murmure d’admiration, lorsque l’artiste eut dit son nom. Comme le grand anc^etre, il s’appelait Talma [33]. Toutefois, pour s’en distinguer, il faisait suivre ce nom glorieux du qualificatif
— Talma, Talma, r'ep'etait M. Rigou de plus en plus enthousiasm'e, m^eme quand ce n’est que « Talma Junior », c’est superbe ! Je vois cela sur les affiches. On mettrait simplement J. Talma. C’est cela qui en ferait, un effet !
Il fit asseoir le vieux com'edien pr`es de lui, et cependant que par discr'etion les autres personnes n’'ecoutaient pas, M. Rigou l’entretenait `a voix basse :
— Tu m’as l’air de conna^itre la pi`ece que nous jouons en ce moment ?
— `A peu pr`es, fit le vieux com'edien, surtout le commencement.
— Oh, il suffit toujours de conna^itre le d'ebut, le premier acte et voici pourquoi : pendant le premier je suis au contr^ole pour la recette, par cons'equent, les acteurs doivent savoir leur r^ole, car je suis 'egalement le souffleur. Je n’arrive dans mon trou que pour le deuxi`eme acte. Tu comprends la combinaison ? Chacun ne doit compter que sur sa m'emoire pour le premier. Ensuite je suis l`a.
Il poursuivit tout bas :
— Je veux te faire doubler quelque chose. Viens ce soir au th'e^atre, on te trouvera un emploi.
Le vieux com'edien semblait h'esiter :
— C’est que, fit-il, j’ai pr'ecis'ement besoin d’argent en ce moment et j’ai des propositions avantageuses dans une grande maison du boulevard.
M. Rigou sentit la concurrence et son ^ame d’administrateur, car il 'etait 'egalement administrateur, s’'emut un instant, Toutefois l’artiste lui plaisait, il avait s^urement du talent et en outre ne s’appelait-il pas Talma ? Ce nom sur l’affiche ferait certainement recette.
M. Rigou n’h'esita pas `a faire un sacrifice et il d'eclara :
— Je veux t’avoir, tu nous es indispensable pour le Th'e^atre Ornano. Tiens, je ne te marchanderai pas. Ce sera deux francs par soir !
Le vieux com'edien frappa dans la main de M. Rigou :
— C’est pour toi que je le fais, d'eclara-t-il, et c’est aussi pour l’art.
— Merci, dit M. Rigou d’une voix 'emue. D`es ce soir, je t^acherai de te donner quelque chose, m^eme une panne [34], n’importe quoi, l’essentiel est que tu puisses para^itre. D’ailleurs il y aura bien comme d’ordinaire quelques manquants dans la figuration.