L'agent secret (Секретный агент)
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Fandor se leva lentement de la chaise qu’il occupait, s’approcha du militaire, et lui mit cordialement les mains sur les 'epaules, l’obligea `a s’installer de nouveau dans le fauteuil dont il venait de sortir :
— Remettez-vous, monsieur, je vous en prie, dit-il.
Une r'eaction se produisait, de grosses larmes coulaient sur les joues h^al'ees du caporal, et Fandor le consid'era, ne sachant quelle consolation apporter.
— Oui monsieur, c’est `a cause d’une femme… et puis vous comprenez cela… vous qui 'ecrivez des articles o`u vous dites qu’il faut prendre en piti'e les malheureux comme moi… car on est malheureux lorsqu’une femme vous tient et qu’on manque d’argent… Et puis, avec ces gens-l`a… lorsqu’on est embarqu'e dans leurs affaires, on est foutu… il faut ob'eir… et toujours ils en demandent plus… Ah ! monsieur, quel 'epouvantable d'esastre que la mort du capitaine Brocq… voyez-vous, moi… si je suis devenu tra^itre… c’est de leur faute… Ah ! monsieur, vous ne savez pas ce que c’est que d’avoir pour ma^itresse une femme comme… celle que j’aime, une femme comme…
Fandor articula :
— Comme Bobi…
Mais il n’acheva pas. Vinson le regardait interloqu'e, ces premi`eres syllabes ne le frappaient point et il semblait fort surpris, `a la facon de quelqu’un qui les aurait entendues prononcer pour la premi`ere fois.
Fandor, pour dissimuler son embarras, se gratta la gorge, puis, tr`es vite reprit :
— Je vous demande pardon de vous avoir interrompu, vous disiez donc… une femme comme ?…
— Une femme comme Nichoune !… Nichoune !… ma ma^itresse !… ah ! monsieur, tout Ch^alons sait ce qu’elle vaut. On conna^it la m'echancet'e de cette rosse, et cependant… il n’y a pas un homme qui n’ait voulu…
— Mais mon brave caporal, pourquoi diable me racontez-vous tout cela ?
— Mais, monsieur, parce que… parce que… parce que j’ai jur'e de tout vous dire avant de mourir !
— Fichtre ! observa Fandor, que comptez-vous donc faire ?
Le caporal, sur un ton de fermet'e qui contrastait avec son attitude affol'ee jusqu’alors, r'epondit simplement :
— Je compte me tuer.
D'esormais, c’'etait Fandor qui, loin de vouloir aller prendre son train, insistait pr`es du militaire pour obtenir de lui des d'etails compl'ementaires sur l’existence de Vinson.
Le caporal Vinson se trouvait depuis quinze mois au service. Fils d’une veuve qui tenait une petite librairie `a Levallois-Perret, il avait 'et'e des premiers conscrits que touchait la nouvelle loi de deux ans et le recrutement l’avait envoy'e au 214 ede ligne, en garnison `a Ch^alons.
Ses classes termin'ees, il avait obtenu les galons de caporal, et, vu sa belle 'ecriture, eu 'egard 'egalement `a la protection d’un commandant, il avait pass'e dans les bureaux de la Place, en qualit'e de secr'etaire. Vinson 'etait fort satisfait de sa nouvelle situation, car le jeune homme, 'elev'e dans les jupes de sa m`ere et dont toute l’adolescence s’'etait pass'ee pour ainsi dire derri`ere le comptoir de la librairie, avait beaucoup plus le temp'erament d’un bureaucrate que celui d’un homme actif. Le seul sport qu’il pratiquait avec plaisir, c’'etait la bicyclette et le seul luxe qu’il se permettait, c’'etait la photographie.
Un dimanche soir, entra^in'e par ses camarades, il 'etait all'e au Caf'e-Concert de Ch^alons.
Vinson fr'equentait quelques sous-officiers un peu plus riches que lui… Sans ^etre des prodigues, ces jeunes gens avaient la d'epense assez facile, et `a maintes reprises d'ej`a, Vinson, pour ne pas ^etre en reste avec eux, avait sollicit'e et obtenu de sa m`ere des envois d’argent.
Ce soir-l`a, apr`es le concert, on avait invit'e quelques chanteuses de l’'etablissement `a venir souper en cabinet particulier et Vinson, au cours de la f^ete, s’'etait trouv'e attir'e, s'eduit par une grande fille aux cheveux teints, aux joues 'emaci'ees, aux yeux brillants et dont l’allure faubourienne et parigote l’avait subjugu'e.
Vinson, de son c^ot'e, visiblement ne faisait pas une mauvaise impression sur la chanteuse. La conversation s’'etait prolong'ee fort avant. Vers quatre heures du matin, le caporal et la chanteuse se retrouvaient la t^ete surchauff'ee, l'eg`erement gris'es par les alcools, sur le boulevard d'esert de Ch^alons, alors que le jour pointait. La permission de Vinson n’expirait que le lendemain soir ; Nichoune lui avait offert l’hospitalit'e de sa chambre meubl'ee… Ensuite ils avaient v'ecu l’aventure classique et lamentable de ces amants et ma^itresses unis dans la d'ebauche par le hasard, et qui se croient li'es l’un `a l’autre par une cha^ine indissoluble.
La chanteuse avait harcel'e le caporal de ses demandes d’argent.
Peu `a peu, la m`ere de Vinson avait mis le hol`a aux d'epenses et le caporal, incapable de rompre avec Nichoune, commenca `a s’endetter dans la ville…
— Il m’arrivait quelquefois, lorsque, `a la suite d’une dispute, j’avais momentan'ement quitt'e Nichoune, ou lorsque je savais qu’elle recevait un amant, de partir la rage au coeur. Un certain samedi, enfourchant ma fid`ele b'ecane pour abattre des kilom`etres sur la grande route poudreuse qui longe le camp, je fis une course rapide, puis m’'etant assis `a l’ombre d’un arbre, le long d’un foss'e, je commencais `a m’endormir. Un cycliste, dont le pneumatique 'etait crev'e, me demanda de lui pr^eter ma trousse pour le r'eparer, et tandis que la dissolution s'echait, nous caus^ames. C’'etait un homme d’une trentaine d’ann'ees, 'el'egamment habill'e. `A la facon dont il s’exprimait, on sentait que l’on avait affaire `a un homme du monde.
« Il voyageait, me disait-il, en touriste, et visitait pr'ecis'ement les environs de Reims et de Ch^alons…
« — Pas bien pittoresque le pays ! lui dis-je…
« — C’est int'eressant… dit-il, par exemple les routes sont compliqu'ees !…
« Je me mis `a rire, et comme il insistait sur la difficult'e qu’il 'eprouvait `a se diriger dans la r'egion, je lui offris de regarder avec moi la carte d’'Etat-Major dont j’avais un exemplaire dans ma vareuse… Ah ! monsieur… comme Alfred jouait bien la com'edie ! je ne vous ai pas encore dit qu’il s’appelait Alfred ou, du moins, qu’on le d'esignait sous ce nom-l`a ? le seul que j’aie d’ailleurs jamais connu… ah, monsieur !
« Il parut absolument stup'efi'e `a la vue de cette carte, cependant tr`es ordinaire et pr'etendit me l’acheter `a toute force. Moi je ne voulais pas, il m’en proposa cinq francs. Comme je m’'etonnais qu’il n’attend^it point d’^etre `a Ch^alons, o`u il pourrait se procurer la m^eme moyennant vingt sous, Alfred me d'eclara :
« — Bah ! ca me fait plaisir de vous la payer ce prix-l`a… c’est une facon de vous remercier de m’avoir pr^et'e votre trousse. Ma foi, monsieur Fandor, j’'etais bien trop dans la d`eche pour refuser. J’ai accept'e donc, en m’excusant : le militaire n’est pas riche…
« Je passe sur les d'etails… En me reconduisant `a la caserne, Alfred, en qui j’avais toute confiance, car il avait vraiment l’air d’un chic type, voulut `a toute force me pr^eter de l’argent. Je lui avais parl'e de Nichoune et aussi de mes difficult'es. Il me glissa d’autorit'e un louis dans la main :
« — Quand vous serez redevenu civil, dit-il, vous vous arrangerez bien pour me rembourser, et puis d’ailleurs, je vais vous demander d’ici peu de me rendre quelques services, je vous paierai pour cela… Vous comprenez bien, monsieur Fandor, que je n’avais aucune raison de refuser, surtout qu’il m’offrait cela tr`es gentiment et qu’il tombait `a un moment o`u, je dois le reconna^itre, j’aurais fait n’importe quoi.