L'agent secret (Секретный агент)
Шрифт:
— Mais si, mais si… `a travers l’or du vieux scotch, la vie semble plus belle et les barmaids plus jolies !
Juch'es sur leurs hauts tabourets, les deux buveurs qui venaient d’'echanger ces propos trinqu`erent solennellement. Toutefois, tandis que l’un d’eux, un jeune homme maigre et brun vidait d’un trait son grand verre, son compagnon, un gros homme blond, maladroitement laissa 'echapper le sien, dont le contenu se r'epandit sur le plancher. Il convenait de r'eparer cet accident au plus vite et le personnage qui, `a coup s^ur, ne regardait pas `a la d'epense, commanda aussit^ot une nouvelle tourn'ee.
Les verres 'etaient remplis de nouveau, si rapidement que c’est `a peine si le jeune homme brun s’en apercevait. Machinalement, il buvait encore, cependant que son compagnon, peut-^etre int'eress'e `a le griser, tandis que lui-m^eme voulait conserver son enti`ere lucidit'e d’esprit, trempait `a peine ses l`evres dans le breuvage enivrant.
Il 'etait six heures du soir, et par ce mauvais jour de d'ecembre, une grande animation r'egnait au Robert’s o`u se trouvait r'eunie pour l’ap'eritif la foule la plus bizarre et la plus cosmopolite.
Le Robert’s est `a Londres l’'equivalent du Maxim’s de Paris : c’est le grand 'etablissement de f^etes et de luxe qui ouvre ses portes d`es le cr'epuscule pour ne les clore qu’`a une heure avanc'ee de la nuit, le plus tard possible. Le Robert’s occupe un grand immeuble `a plusieurs 'etages, o`u l’on peut se livrer aux d'ebauches les plus diverses, aux orgies de nourritures et de boissons les plus vari'ees. L’'etablissement comporte au rez-de-chauss'ee une assez vaste salle commune, sorte de grill room, o`u l’on sert `a toute heure des repas l'egers.
Un escalier int'erieur conduit au premier 'etage o`u se trouve le bar proprement dit. Derri`ere un comptoir surcharg'e de bouteilles multicolores se tiennent en permanence de jolies barmaids qui n’arr^etent pas un instant de fabriquer et de servir des boissons glac'ees ou chaudes
Vif, il exerce son petit n'egoce, puis soudain dispara^it, pourchass'e par les g'erants aux habits noirs frip'es et qui, Autrichiens d’origine la plupart du temps, baragouinent un langage invraisemblable m^el'e de francais et d’anglais.
C’est dans cette salle encombr'ee, 'etourdissante, que les deux buveurs s’entretenaient famili`erement.
Le jeune homme brun, apr`es avoir 'ecout'e les confidences de son compagnon qui devaient ^etre extraordinaires, `a en juger, par la surprise qu’elles provoquaient, se hasarda `a demander :
— Mais quelle est donc ta profession, Tommy ?
— Mais je te l’ai d'ej`a racont'e : je suis clown de mon m'etier, clown musical. Je chante, je danse., j’interpr`ete les romances comiques, je m’habille en n`egre, je joue du banjo… et il se mit `a chanter : Lou a lou a lou…
Il s’interrompit.
Le jeune homme brun l’interrogeait encore :
— De quel pays viens-tu, Tommy ?
— Moi ? je suis belge ! sais-tu pour une fois godferdoum !…
« Et toi, Butler ?
— Moi, hum ! je suis canadien., j’arrive du Canada… Oh ! voici fort peu de temps… trois mois `a peine…
— Autant que cela ?
Butler parut ^etre troubl'e par cette question ; il r'eprima un tressaillement :
— Oui, oui, affirma-t-il…
— Oui et je suis bien pr'eoccup'e ici, car je sais tr`es mal l’anglais et j’ai beau chercher du travail, c’est en vain…
— Que sais-tu faire ?
— Un peu de tout…
— C’est-`a-dire, rien !… mais encore ?…
— Je m’y connais en comptabilit'e…
— Ce n’est pas cela qui te m`enerait loin ! Il y en a des centaines et des centaines qui croupissent dans ce m'etier.
Mais Butler se regimbait :
— H'e ! que voulez-vous donc que je fasse ?…
— Il n’y a qu’une carri`ere au monde : le th'e^atre ! Il n’y a qu’un seul m'etier, celui d’artiste.
— Moi, je ne demanderais pas mieux que d’entrer au th'e^atre, mais je ne sais rien faire.
Son compagnon sans doute attendait cette r'eponse ; il jeta un coup d’oeil dans la direction du jeune homme, sur le cerveau duquel les verres de whiskey commencaient `a faire leur effet.
Butler 'etait congestionn'e, ses yeux devenaient un peu vagues, il paraissait 'etourdi.
Tommy, apr`es un rapide examen, dut estimer que le moment 'etait propice pour gagner un adepte de plus `a la religion de l’art qu’il pr^echait avec tant de conviction… tout au moins avec tant d’apparence de conviction.
— 'Ecoute, murmura-t-il, myst'erieusement en se penchant `a l’oreille de son ami, voil`a peu de temps que je te connais, mais tu m’es sympathique et j’'eprouve d'ej`a pour toi une extr^eme amiti'e… dis-moi que c’est la m^eme chose de ton c^ot'e ?
Touch'e par ce cordial d'ebut et l'eg`erement attendri par ses nombreuses libations, Butler leva une main oscillante au-dessus de son verre et prof'era :
— Je le jure !
— Bien ! poursuivit le gros personnage qui avait d'eclar'e s’appeler Tommy, et pr'etendait ^etre clown musical… Bien !… mon cher Butler, je crois que les choses vont s’arranger `a merveille. Figure-toi que j’ai rencontr'e pr'ecis'ement aujourd’hui, en me promenant sur les bords de la Tamise, un impr'esario que je connais depuis longtemps, c’est un bon camarade, il s’appelle Paul. Naturellement, nous sommes all'es prendre des verres dans un bar, et apr`es avoir bu, je lui ai dit :