Les souliers du mort (Ботинки мертвеца)
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Cinq minutes apr`es, Alice Ricard et son mari 'etaient assis l’un en face de l’autre, les menottes aux mains. Fandor s’'etait un peu 'ecart'e, il regardait avec 'ebahissement Juve qui se livrait `a une besogne singuli`ere.
L’arrestation s’'etait effectu'ee pour ainsi dire instantan'ement, et, au cours de cette op'eration violente, les quatre personnages n’avaient pas 'echang'e une parole. Juve, d'esormais impassible, s’'etait agenouill'e sur le plancher. Il avait sorti son carnet de sa poche, un m`etre souple, et il prenait des mesures tr`es minutieuses sur les bottines de Fernand Ricard qui le regardait faire avec stup'efaction.
Fandor pensait, r'eprimant une violente envie de rire :
« On dirait qu’il va solliciter une commande de chaussures. »
Le journaliste, toujours gouailleur, poursuivait :
« Non, il lui prend mesure d’un costume, maintenant.
Juve, en effet, avait fait un signe `a son prisonnier, et, docilement, Fernand Ricard s’'etait lev'e. Le policier alors, `a la mani`ere d’un tailleur, releva les mesures du mari d’Alice. Il prenait sa largeur d’'epaules, la hauteur de son pantalon, son tour de taille. Lorsqu’il eut fini de noter ces chiffres, l’inspecteur de la S^uret'e les compara avec d’autres chiffres inscrits sur son calepin.
Au fur et `a mesure qu’il proc'edait ainsi, son visage devenait rayonnant.
Enfin, lorsqu’il eut termin'e, Juve se tourna vers Fandor et lui d'eclara simplement :
— Ca y est. L’identification est absolue, le vrai Baraban et Fernand Ricard n’ont jamais fait qu’un seul et m^eme personnage, je viens d’en acqu'erir la preuve.
Juve, en effet, avait compar'e les mensurations du courtier en vins avec celles qu’il avait relev'ees au domicile de l’oncle Baraban, sur les v^etements et les chaussures retrouv'es lors de la d'ecouverte du pseudo crime.
Cependant que Fandor se demandait `a quoi on allait aboutir, Juve, de plus en plus impassible, s’installa dans un fauteuil et dit `a Fernand Ricard :
— Maintenant, monsieur, veuillez vous expliquer. Je vous pr'eviens qu’il me faut la v'erit'e tout enti`ere.
Le pauvre Fernand Ricard faisait peine `a voir, tant il 'etait an'eanti. Le courtier en vins s’'etait recroquevill'e sur lui-m^eme, de grosses gouttes de sueur perlaient `a son front, il jetait des yeux de b^ete traqu'ee sur son entourage et consid'erait, navr'e, sa femme prostr'ee dans un fauteuil en face de lui.
Alice souffrait 'evidemment des menottes qui lui avaient 'et'e pass'ees un peu brutalement, ses poignets se congestionnaient.
— Monsieur, articula d’une voix larmoyante Fernand Ricard, en s’adressant `a Juve, ayez piti'e de ma femme, je vous en supplie.
Et il lui d'esignait la malheureuse d’un air si triste, que le policier s’apitoya, en effet. Juve se leva :
— Je veux bien enlever les menottes de M me Ricard, `a la condition, monsieur, que vous ne nous cachiez rien de ce que nous devons savoir.
— Je vous jure, d'eclara le courtier en vins, que vous aurez satisfaction.
Juve, aussit^ot, lib'erait la malheureuse femme dont les yeux s’emplissaient de larmes. Fandor pensait :
« Ils n’ont pas l’air bien m'echants. On dirait des moutons qu’on m`ene `a l’abattoir. »
Fernand Ricard jeta un regard reconnaissant sur Juve et d’une voix bris'ee, il commenca :
— Eh bien, voil`a, monsieur, toute l’affaire, elle est bien simple. Alice et moi, nous sommes de pauvres gens, je me donne du mal pour gagner notre existence et j’y parviens m'ediocrement. N'eanmoins, nous avons, l’un et l’autre, soif de bien-^etre et soif de bien vivre. Quand on n’a pas d’argent, il faut avoir des id'ees, et j’ai song'e `a faire une combinaison que je vais vous expliquer. Vous savez comment proc`edent souvent les compagnies d’assurances : on assure une personne quelconque pour une somme d'etermin'ee, et lorsque cette personne vient `a d'ec'eder, celui qui paie la prime touche le b'en'efice de l’assurance. J’ai imagin'e de cr'eer de toutes pi`eces un personnage, un parent que, d`es le premier jour de sa naissance, j’ai condamn'e `a mort. C’'etait l’oncle Baraban. Monsieur Juve, l’oncle Baraban n’a jamais exist'e, ou pour mieux dire, il n’a exist'e que sous ma personnalit'e. Un beau jour, j’ai 'et'e trouver la compagnie d’assurances et je lui ai dit : « Je veux souscrire une assurance sur la vie pour mon oncle, M. Baraban, qui demeure, 22, rue Richer. J’en veux pour cent mille francs et je paierai les primes, `a condition qu’`a la mort de mon oncle, ce capital me soit vers'e.
Un 'eclat de rire retentissait, interrompant le r'ecit de Fernand Ricard. C’'etait Fandor qui s’esclaffait. Le journaliste s’amusait prodigieusement.
— C’est un vrai roman, ne put-il s’emp^echer de dire, et j’en ferai vingt mille lignes, quand j’aurai le temps.
Mais Juve, s'ev`erement, toisait Fandor :
— Tais-toi ! fit-il.
Et, se tournant vers Fernand Ricard, il l’invita `a continuer :
— J’ai compris, fit le policier, arrivons-en `a la mise en sc`ene du crime.
Fernand Ricard rougit :
— Voil`a, avoua-t-il, o`u l’histoire a commenc'e `a devenir mauvaise pour nous. Nous avions tout combin'e pour faire croire que l’oncle Baraban avait 'et'e assassin'e chez lui, puis que son cadavre avait 'et'e emport'e par les meurtriers. C’est pour cela que, dans l’apr`es-midi, j’avais fait livrer une grande malle jaune, que nous avons d'emolie rue Richer et dont Alice avait emport'e les morceaux dans sa valise.
« Il fallait innocenter Alice de tout soupcon et bien faire comprendre `a la police que nous 'etions partis l’un et l’autre pour Vernon `a onze heures quarante-cinq, alors que l’oncle Baraban ne pouvait avoir 'et'e assassin'e qu’`a partir de minuit, puisque la concierge avait affirm'e qu’il 'etait rentr'e chez lui `a cette heure-l`a.
— Je sais ce que vous avez fait, interrompit Juve. En quittant la rue Richer `a onze heures du soir, vous vous ^etes servi d’un timbre et vous avez sonn'e les douze coups de minuit alors qu’il n’'etait en r'ealit'e que onze heures.
— C’est exact, fit Fernand Ricard. Mais comment le savez-vous ?
— Peu importe. Et les taches de sang de l’appartement ?
— C’est de mon sang `a moi, d'eclara Fernand Ricard qui ajouta : Si ces menottes ne m’interdisaient pas tout mouvement, je retrousserais ma manche, et vous verriez que je porte au coude une cicatrice. Je me suis ouvert une veine expr`es.
— D'ecid'ement, constata Juve ironiquement, vous avez pens'e `a tout.
— Ma foi, c’est vrai, reconnut na"ivement Fernand Ricard. Vous savez, lorsque l’on combine quelque chose pendant trois ans, qu’on y pense sans interruption pour ainsi dire, il est bien rare qu’on laisse quelque chose au hasard.
— Cependant, intervint Fandor, qui se pincait les mains pour ne pas applaudir `a l’ing'eniosit'e de cet escroc, cela ne vous a pas r'eussi ?
— Ah, fit Ricard, nous n’avons pas eu de chance. Des complications sont survenues que nous ne pouvions pr'evoir. D’abord, ca 'et'e la maladroite intervention de cet imb'ecile de Th'eodore Gauvin, qui s’est fait arr^eter et inculper d’avoir assassin'e l’oncle Baraban. Puis il y a eu autre chose.