Les souliers du mort (Ботинки мертвеца)
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PIERRE SOUVESTRE
ET MARCEL ALLAIN
LES SOULIERS
DU MORT
20
Arth`eme Fayard
1912
Cercle du Bibliophile
1970-1972
R'evision et Annotations
de PMV
2012
1 – LES PROJETS MYST'ERIEUX
— Cher monsieur Gauvin, vous prendrez bien une tasse de caf'e ?
— Madame, vous ^etes trop aimable, mais je refuse. Le caf'e est un excitant, il me porte terriblement sur les nerfs et je serais s^ur de ne pas fermer l’oeil ce soir.
— Oh voyons, il est deux heures de l’apr`es-midi. Cela ne peut v'eritablement pas vous faire mal.
— Si, madame, si !
— Alors je n’insiste pas. Mais vous, monsieur Th'eodore ?
— J’accepte, madame, quand ce ne serait que pour voir le joli geste que vous aurez pour me servir.
— On n’est pas plus galant !
La jeune femme qui offrait ainsi le caf'e `a ses deux invit'es : M e Gauvin, un notaire respectable au ventre rebondi, aux favoris soigneusement taill'es `a l’imp'eriale, et son fils, le jeune Th'eodore, ^ag'e de dix-sept ans environ, s’appelait Alice Ricard. Elle habitait `a Vernon, jolie petite ville des bords de la Seine, et elle se trouvait fort bien dans sa villa, une maisonnette plus pr'etentieuse que riche et qui trahissait par son jardin soign'e, ses arbres taill'es, ses petits massifs de fleurs tir'es au cordeau, les aspirations de luxe de sa propri'etaire, aspirations que, du reste, la jeune femme ne pouvait contenter absolument, eu 'egard `a sa situation.
Alice Ricard, cependant, v^etue d’un grand peignoir bleu formant une v'eritable robe d’int'erieur, les cheveux relev'es sur le front par un ruban mis `a la grecque, apparaissait coquette et mani'er'ee.
Elle se multipliait pour obliger ses h^otes, M e Gauvin et son fils Th'eodore, qu’elle avait h'el'es, alors qu’ils passaient sur la route, pour leur offrir de se reposer quelques instants `a l’ombre de ses grands arbres.
— Ma^itre Gauvin, insistait la jeune femme, je suis persuad'ee que vous ne refuserez pas d’attendre encore quelques minutes l’arriv'ee de mon mari.
— Madame, je le ferais avec le plus grand plaisir, mais nous sommes un peu press'es, mon fils et moi.
— Ne dites pas cela, ma^itre Gauvin. Fernand revient de Paris et il va certainement nous rapporter les journaux.
C’'etait bien la vie tranquille des petites localit'es de la banlieue parisienne.
Dans le jardin o`u se trouvaient r'eunis les trois personnages, on n’entendait d’autre bruit que le chant des oiseaux. Parfois, le pas 'eloign'e d’un marcheur 'ecrasant le gravier de la grand-route. Puis, de loin en loin, strident, le sifflet d’une locomotive, le vacarme d’un train roulant sur la voie ferr'ee, `a cinq cents m`etres.
M e Gauvin, avec ses soixante ans bien sonn'es, sa corpulence, son front d'egarni, son cr^ane chauve, offrait le type parfait du notaire provincial, respectable, respect'e, et qui se croit un personnage. Il t'emoignait `a l’'egard de la jeune femme qui le recevait, une admiration respectueuse jusqu’`a l’exag'eration.
Il faisait preuve de cette politesse sp'eciale qu’acqui`erent les gens de loi, lesquels semblent toujours faire un acte de haute courtoisie lorsqu’ils condescendent `a vous adresser la parole.
Son fils Th'eodore 'etait tout l’oppos'e de son p`ere.
C’'etait un jeune homme de dix-sept `a dix-huit ans, qui visait de facon apparente `a passer pour un snob.
V^etu `a la derni`ere mode, les cheveux plaqu'es bien `a plat et s'epar'es par une raie bien droite, le visage ras'e chaque matin, encore qu’il n’e^ut pas beaucoup de barbe, le cou engonc'e dans un haut faux col et portant des v^etements d’une coupe soign'ee : veston `a taille, pantalon large, tombant sur des bottines vernies, ce qui 'etait 'evidemment un luxe relativement surfait et co^uteux, puisqu’il se trouvait `a la campagne.
Th'eodore Gauvin, 'etudiant en droit et futur notaire, paraissait redouter assez peu son p`ere, et d’instinct, le jeune homme, perp'etuellement, 'etait en contradiction avec le tabellion. Il affectait, en un mot, de lui ressembler aussi peu que possible. Il 'etait n'eanmoins respectueux avec le vieillard et lui parlait avec d'ef'erence.
— Madame, reprenait cependant le gros notaire en s’inclinant `a nouveau c'er'emonieusement devant Alice Ricard, si vous m’annoncez que votre mari rapporte les journaux du matin, vous allez 'evidemment me d'ecider `a passer encore quelques minutes dans votre charmant jardin. Ce sera l’excuse de ma paresse et cela…
— Mon cher p`ere, interrompit le jeune Th'eodore, vous pourriez dire que le seul plaisir d’^etre avec M me Ricard vous fait oublier tous vos devoirs. Ce serait plus aimable. Ce serait plus juste aussi !
La jeune femme, `a ces mots, sourit. Elle 'etait assez fine pour remarquer la lecon implicite que le fils donnait `a son p`ere et peut-^etre, au fond d’elle-m^eme, trouvait-elle plaisant de voir ainsi le gros homme, r'eput'e dans tous les environs pour son caract`ere autoritaire et imp'erieux, subir les avis de son brigand de fils qui, lui, 'etait connu, peut-^etre `a tort, comme un jeune homme qui fait la noce.
M e Gauvin, cependant, ne se d'emontait pas. Il ne perdait rien de son assurance et, tranquillement, r'epondit :
— Th'eodore, je n’ai pas besoin de faire comprendre `a M me Ricard le plaisir que j’'eprouve `a ^etre en sa compagnie. C’est pourquoi j’invoquais un pr'etexte discret. M me Ricard, d’ailleurs, ne doute pas, j’en suis persuad'e, de son charme. Par cons'equent…
Th'eodore fronca les sourcils, il ne r'epondit rien, se contentant d’annoncer :