Les souliers du mort (Ботинки мертвеца)
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On n’avait pas encore stopp'e que Juve, remettant `a plus tard les remerciements qu’il devait `a ces aimables automobilistes, bondissait jusqu’`a la salle des pas perdus, gagnait les quais de la gare.
Un train arrivait.
— Est-ce l’omnibus de Vernon ? demanda anxieusement le policier.
— C’est l’omnibus de Vernon, r'epondit l’homme qu’il avait interrog'e.
Juve assista `a la sortie des voyageurs. Soudain il faillit pousser un cri de surprise et de joie : Alice Ricard lui apparaissait. La jeune femme avait le visage dissimul'e sous une 'epaisse voilette blanche, mais Juve la reconnaissait `a merveille.
Il se jeta en arri`ere, tourna la t^ete et feignit un violent 'eternuement, afin de pouvoir dissimuler ses traits dans son mouchoir. Puis, lorsque Alice e^ut pass'e devant lui, il lui embo^ita le pas.
La jeune femme, par la petite sortie de la rue d’Amsterdam, quittait la gare Saint-Lazare. Elle avait pour tout bagage une petite valise `a main. Elle avisa un fiacre et lui donnait pour adresse :
— `A la gare d’Orsay.
Juve avait saut'e dans un taxi-automobile.
— Suivez-moi ce sapin ! ordonna-t-il.
Et d`es lors, le policier souffla un peu. Il avait repris toute sa joie, toute sa gaiet'e.
« Cette fois, songeait-il, o`u qu’elle aille, quoi qu’elle fasse, je ne la quitte pas d’une semelle.
Juve venait d’avoir une chance inou"ie, qui le r'ecompensait de tous ses ennuis pr'ealables. Il avait r'efl'echi, malgr'e tout, tandis que les Am'ericains lui faisaient faire cet effroyable parcours de Vernon `a Paris `a des allures de bolide lanc'e dans l’espace. Et il se confirmait dans cette opinion qu’il ne fallait pas arr^eter, pour le moment, Alice Ricard, avant qu’elle e^ut rejoint celui qu’elle allait assur'ement retrouver.
Mais qui 'etait-ce ? Son mari ? L’oncle Baraban ? Ou Fant^omas… ?
En d'ebarquant `a la gare d’Orsay, Juve s’'etait dit :
— O`u allons-nous ?
Il ne devait pas tarder `a le savoir. Alice Ricard se rendait directement au bureau des billets et se faisait d'elivrer un coupon pour Bordeaux.
Juve passa au guichet quelques instants apr`es elle et prit 'egalement une premi`ere classe.
— Diable, pensait le policier, pourvu qu’elle ne s’en aille pas de la sorte au Br'esil ou en Patagonie.
N'eanmoins, le policier 'etait r'esolu `a la suivre si, d’aventure, elle s’avisait de quitter la France. Il serait temps de l’arr^eter `a la fronti`ere ou `a la douane.
Pour le moment du moins, Alice Ricard, dont le train ne partait qu’`a huit heures vingt, 'etait entr'ee dans la salle du restaurant de la gare. Et, fort paisiblement, elle s’attabla et demanda `a d^iner.
Juve n’osait faire de m^eme, encore qu’il e^ut faim.
Il ne voulait pas ^etre dans la m^eme salle que la myst'erieuse jeune femme, car il redoutait d’^etre reconnu d’elle. Il s’installa `a la terrasse et, apr`es de nombreux pourparlers avec le garcon qui voulait `a toute force le faire entrer dans le restaurant, obtint qu’on lui serv^it l`a o`u il 'etait, quelques sandwichs et des bocks.
`A huit heures vingt, le train de Bordeaux quittait les sous-sols de la gare d’Orsay.
Alice Ricard s’'etait install'ee dans un compartiment de dames seules d’un wagon-couloir de premi`ere classe. Assur'ement, la jeune femme ne se doutait pas que, dans le compartiment voisin du sien, se trouvait le policier Juve, qui avait imm'ediatement baiss'e la lumi`ere, redoutant par-dessus tout d’^etre d'ecouvert, reconnu.
Avant le d'epart du train, Juve n’avait pas perdu son temps, il avait fait venir le commissaire sp'ecial de la gare et l’avait charg'e de lancer deux d'ep^eches, l’une destin'ee `a la S^uret'e du Havre et l’autre `a son domestique, rue Tardieu.
Juve prescrivait dans les deux t'el'egrammes :
Transmettez-moi tous renseignements et d'ep^eches t'el'egraphe restant `a Bordeaux.
Le train roulait dans la nuit. Il y avait peu de voyageurs et le policier pouvait r'efl'echir tout `a son aise aux 'ev'enements, sans ^etre troubl'e le moins du monde. Il ne voulut pas dormir.
« Sait-on jamais ? pensait-il. Elle a pris un train qui la conduit `a Bordeaux, mais ne descendra-t-elle pas en route ? Quelqu’un, au cours du trajet, ne viendra-t-il pas la rejoindre ?
Les appr'ehensions de Juve ne se justifi`erent cependant point. `A deux ou trois reprises, se sentant gagn'e par le sommeil et voulant `a tout prix rester 'eveill'e, il 'etait all'e dans le couloir pour surveiller ce qui se passait dans le compartiment de dames seules o`u se trouvait Alice.
La jeune M me Ricard ne semblait pas attendre quelqu’un ou se disposer `a descendre avant l’arriv'ee `a Bordeaux. Elle s’'etait 'etendue sur la banquette et sommeillait avec un calme, une tranquillit'e qui faisait envie `a Juve. »
« Dieu qu’elle dort bien, pensait-il, et comme je voudrais pouvoir en faire autant.
Mais Juve 'etait la conscience m^eme. Pour rien au monde il ne se serait laiss'e aller au sommeil.
`A six heures du matin, le train traversa la Gironde. Juve se secoua de la torpeur qui, malgr'e lui, l’avait quelque peu envahi.
— Ah ca, que va-t-il se passer ? grommela-t-il.
Et d'esormais, cependant, il demeurait coi dans son compartiment, pr^etant l’oreille.
Alice s’'etait r'eveill'ee. Il l’entrevit qui passait dans le couloir, allait au lavabo, revenait `a sa place, puis, quelques instants plus tard, le train entra en gare de Saint-Jean, `a Bordeaux.
Juve, prudemment, laissa descendre la voyageuse, se demandant quelle allait ^etre d'esormais sa d'ecision. Alice Ricard, ayant remis son billet, ne quitta pas la gare, mais se dirigea vers le bureau de l’h^otel Terminus.
Juve la suivit des yeux de loin. Il 'etait furieux de ne rien avoir emport'e lui permettant de se grimer, de se donner une allure quelconque afin de n’^etre pas reconnu d’Alice Ricard.
La jeune femme, cependant, venait de dire quelques mots au bureau, puis l’ascenseur de l’h^otel l’enleva.