J'ai longtemps habit'e sous de vastes portiquesQue les soleils marins teignaient de mille feux,Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.Les houles, en roulant les images des cieux,M^elaient d'une facon solennelle et mystiqueLes tout-puissants accords de leur riche musiqueAux couleurs du couchant refl'et'e par mes yeux.C'est l`a que j'ai v'ecu dans les volupt'es calmes,Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeursEt des esclaves nus, tout impr'egn'es d'odeurs,Qui me rafra^ichissaient le front avec des palmes,Et dont l'unique soin 'etait d'approfondirLe secret douloureux qui me faisait languir.
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XIII
BOH'EMIENS EN VOYAGE
La tribu proph'etique aux prunelles ardentesHier s'est mise en route, emportant ses petitsSur son dos, ou livrant `a leurs fiers app'etitsLe tr'esor toujours pr^et des mamelles pendantes.Les hommes vont `a pied sous leurs armes luisantesLe long des chariots o`u les leurs sont blottis,Promenant sur le ciel des yeux appesantisPar le morne regret des chim`eres absentes.Du fond de son r'eduit sablonneux, le grillon,Les regardant passer, redouble sa chanson;Cyb`ele, qui les aime, augmente ses verdures,Fait couler le rocher et fleurir le d'esertDevant ces voyageurs, pour lesquels est ouvertL'empire familier des t'en`ebres futures.
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XIV
L'HOMME ET LA MER
Homme libre, toujours tu ch'eriras la mer!La mer est ton miroir; tu contemples ton ^ameDans le d'eroulement infini de sa lame,Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.Tu te plais `a plonger au sein de ton image;Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton coeurSe distrait quelquefois de sa propre rumeurAu bruit de cette plainte indomptable et sauvage.Vous ^etes tous les deux t'en'ebreux et discrets:Homme, nul n'a sond'e le fond de tes ab^imes,^O mer, nul ne conna^it tes richesses intimes,Tant vous ^etes jaloux de garder vos secrets!Et cependant voil`a des si`ecles innombrablesQue vous vous combattez sans piti'e ni remord,Tellement vous aimez le carnage et la mort,^O lutteurs 'eternels, ^o fr`eres implacables!
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XV
DON JUAN AUX ENFERS
Quand Don Juan descendit vers l'onde souterraineEt quand il eut donn'e son obole `a Charon,Un sombre mendiant, oeil fier comme Antisth`ene,D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,Des femmes se tordaient sous le noir firmament,Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,Derri`ere lui tra^inaient un long mugissement.Sganarelle en riant lui r'eclamait ses gages,Tandis que Don Luis avec un doigt tremblantMontrait `a tous les morts errant sur les rivagesLe fils audacieux qui railla son front blanc.Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,Pr`es de l''epoux perfide et qui fut son amant,Semblait lui r'eclamer un supr^eme sourireO`u brill^at la douceur de son premier serment.Tout droit dans son armure, un grand homme de pierreSe tenait `a la barre et coupait le flot noir;Mais le calme h'eros, courb'e sur sa rapi`ere,Regardait le sillage et ne daignait rien voir.
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XVI
CH^ATIMENT DE L'ORGUEIL
En ces temps merveilleux o`u la th'eologieFleurit avec le plus de s`eve et d''energie,On raconte qu'un jour un docteur des plus grands,Apr`es avoir forc'e les coeurs indiff'erents;Les avoir remu'es dans leurs profondeurs noires;— Apr`es avoir franchi vers les c'elestes gloiresDes chemins singuliers `a lui-m^eme inconnus,O`u les purs esprits seuls peut-^etre 'etaient venus, -— Comme un homme mont'e trop haut, pris de panique,S''ecria, transport'e d'un orgueil satanique:"J'esus, petit J'esus! Je t'ai pouss'e bien haut!Mais, si j'avais voulu t'attaquer au d'efautDe l'armure, ta honte 'egalerait ta gloire,Et tu ne serais plus qu'un foetus d'erisoire!"Imm'ediatement sa raison s'en alla.L''eclat de ce soleil d'un cr^epe se voila;Tout le chaos roula dans cette intelligence,Temple autrefois vivant, plein d'ordre et d'opulence,Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui.Le silence et la nuit s'install`erent en lui,Comme dans un caveau dont la clef est perdue.D`es lors il fut semblable aux b^etes de la rue,Et, quand il s'en allait sans rien voir, `a traversLes champs, sans distinguer les 'et'es des hivers,Sale inutile et laid comme une chose us'ee,Il faisait des enfants la joie et la ris'ee.
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XVII
LA BEAUT'E
Je suis belle, ^o mortels! Comme un r^eve de pierre,Et mon sein, o`u chacun s'est meurtri tour `a tour,Est fait pour inspirer au po`ete un amour'Eternel et muet ainsi que la mati`ere.Je tr^one dans l'azur comme un sphinx incompris;J'unis un coeur de neige `a la blancheur des cygnes;Je hais le mouvement qui d'eplace les lignes,Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.Les po`etes, devant mes grandes attitudes,Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments,Consumeront leurs jours en d'aust`eres 'etudes;Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants,De purs miroirs qui font toutes choses plus belles:Mes yeux, mes larges yeux aux clart'es 'eternelles!
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XVIII
L'ID'EAL
Ce ne seront jamais ces beaut'es de vignettes,Produits avari'es, n'es d'un si`ecle vaurien,Ces pieds `a brodequins, ces doigts `a castagnettes,Qui sauront satisfaire un coeur comme le mien.Je laisse `a Gavarni, po`ete des chloroses,Son troupeau gazouillant de beaut'es d'h^opital,Car je ne puis trouver parmi ces p^ales rosesUne fleur qui ressemble `a mon rouge id'eal.Ce qu'il faut `a ce coeur profond comme un ab^ime,C'est vous, Lady Macbeth, ^ame puissante au crime,R^eve d'Eschyle 'eclos au climat des autans;Ou bien toi, grande nuit, fille de Michel-Ange,Qui tors paisiblement dans une pose 'etrangeTes appas faconn'es aux bouches des Titans!
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XIX
LA G'EANTE
Du temps que la nature en sa verve puissanteConcevait chaque jour des enfants monstrueux,J'eusse aim'e vivre aupr`es d'une jeune g'eante,Comme aux pieds d'une reine un chat voluptueux.J'eusse aim'e voir son corps fleurir avec son ^ameEt grandir librement dans ses terribles jeux;Deviner si son coeur couve une sombre flammeAux humides brouillards qui nagent dans ses yeux;Parcourir `a loisir ses magnifiques formes;Ramper sur le versant de ses genoux 'enormes,Et parfois en 'et'e, quand les soleils malsains,Lasse, la font s''etendre `a travers la campagne,Dormir nonchalamment `a l'ombre de ses seins,Comme un hameau paisible au pied d'une montagne.
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XX
LE MASQUE
`A Ernest Christophe, statuaire.
STATUE ALL'EGORIQUE DANS LE GO^UT DE LA RENAISSANCE
Contemplons ce tr'esor de gr^aces florentines;Dans l'ondulation de ce corps musculeuxL''el'egance et la force abondent, soeurs divines.Cette femme, morceau vraiment miraculeux,Divinement robuste, adorablement mince,Est faite pour tr^oner sur des lits somptueux,Et charmer les loisirs d'un pontife ou d'un prince.— Aussi, vois ce souris fin et voluptueuxO`u la fatuit'e prom`ene son extase;Ce long regard sournois, langoureux et moqueur;Ce visage mignard, tout encadr'e de gaze,Dont chaque trait nous dit avec un air vainqueur:"La volupt'e m'appelle et l'amour me couronne!"`A cet ^etre dou'e de tant de majest'eVois quel charme excitant la gentillesse donne!Approchons, et tournons autour de sa beaut'e.^O blasph`eme de l'art! ^O surprise fatale!La femme au corps divin, promettant le bonheur,Par le haut se termine en monstre bic'ephale!Mais non! Ce n'est qu'un masque, un d'ecor suborneur,Ce visage 'eclair'e d'une exquise grimace,Et, regarde, voici, crisp'ee atrocement,La v'eritable t^ete, et la sinc`ere faceRenvers'ee `a l'abri de la face qui ment.Pauvre grande beaut'e! Le magnifique fleuveDe tes pleurs aboutit dans mon coeur soucieux;Ton mensonge m'enivre, et mon ^ame s'abreuveAux flots que la douleur fait jaillir de tes yeux!— Mais pourquoi pleure-t-elle? Elle, beaut'e parfaiteQui mettrait `a ses pieds le genre humain vaincu,Quel mal myst'erieux ronge son flanc d'athl`ete?— Elle pleure, insens'e, parce qu'elle a v'ecu!Et parce qu'elle vit! Mais ce qu'elle d'eploreSurtout, ce qui la fait fr'emir jusqu'aux genoux,C'est que demain, h'elas! Il faudra vivre encore!Demain, apr`es-demain et toujours! — comme nous!
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XXI
HYMNE `A LA BEAUT'E
Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'ab^ime,^O beaut'e? Ton regard, infernal et divin,Verse confus'ement le bienfait et le crime,Et l'on peut pour cela te comparer au vin.Tu contiens dans ton oeil le couchant et l'aurore;Tu r'epands des parfums comme un soir orageux;Tes baisers sont un philtre et ta bouche une amphoreQui font le h'eros l^ache et l'enfant courageux.Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres?Le destin charm'e suit tes jupons comme un chien;Tu s`emes au hasard la joie et les d'esastres,Et tu gouvernes tout et ne r'eponds de rien.Tu marches sur des morts, beaut'e, dont tu te moques;De tes bijoux l'horreur n'est pas le moins charmant,Et le meurtre, parmi tes plus ch`eres breloques,Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.L''eph'em`ere 'ebloui vole vers toi, chandelle,Cr'epite, flambe et dit: b'enissons ce flambeau!L'amoureux pantelant inclin'e sur sa belleA l'air d'un moribond caressant son tombeau.Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe,^O beaut'e! Monstre 'enorme, effrayant, ing'enu!Si ton oeil, ton souris, ton pied, m'ouvrent la porteD'un infini que j'aime et n'ai jamais connu?De Satan ou de Dieu, qu'importe? Ange ou sir`ene,Qu'importe, si tu rends, — f'ee aux yeux de velours,Rythme, parfum, lueur, ^o mon unique reine! – L'univers moins hideux et les instants moins lourds?