L'?vad?e de Saint-Lazare (Побег из Сен-Лазар)
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— Ca va alors, s’il faut 'ecrire, qu’il aille plus loin le pauvre bougre. Apr`es tout, il est aussi bien dans le jus qu’ailleurs.
Tout le temps qu’ils causaient, le courant avait entra^in'e le malheureux noy'e loin du p`ere Denis et de son acolyte. Il 'etait loin maintenant de la p'eniche, presque `a ras de l’'ecluse o`u les courants divers commencaient `a se le disputer.
— Guette voir, disait le p`ere Denis, le pauvre vieux. J’parie qu’il va rater la porte et descendre en faisant le saut du barrage. Comme ca, une fois, pour un qui 'etait dans la flotte depuis d'ej`a longtemps, `a l’'ecluse de Saint-Cloud, j’ai vu la t^ete d’un c^ot'e, les jambes et les bras d’un autre.
Le p`ere Denis, qui ne quittait pas des yeux le cadavre, lequel en effet semblait pr^et `a s’engouffrer non dans l’'ecluse mais bien dans les tourbillons du barrage o`u le fleuve 'ecumait, soudain poussa un soupir de soulagement :
— Tiens, non, j’aime mieux ca. Regarde, il vient de tourner `a gauche. Allez, hop, `a la manoeuvre, mon vieux. L^ache les 'ecoutes. C’est notre tour. On va l’'ecluser avec nous.
La Marie-Jeanne, quelques instants apr`es en effet entrait dans l’'ecluse o`u le cadavre s’'etait engag'e, lui aussi, ses flancs raclaient des deux c^ot'es l’'etroite chambre dans laquelle elle s’'etait engag'ee pour franchir la marche de la rivi`ere.
Quand la p'eniche fut pass'ee, le cadavre 'etait tout `a l’entr'ee de l’'ecluse, mais quand la p'eniche y prit sa place, on ne le voyait plus, sans doute, heurt'e par le bateau, il avait coul'e, il 'etait maintenu sous les flancs de la p'eniche.
— H'e, l’'eclusier, hurla le marinier en second, voulez-vous vingt-cinq francs ?
L’homme qui geignait `a la manivelle commandant les vannes s’interrompit dans son travail :
— Vingt-cinq francs ? c’est pas de refus. Quoi qu’i’ faut faire ?
— Il y en a un qui est dans la flotte, vous n’avez qu’`a le gaffer, c’est l’prix.
Mais d'ej`a l’'eclusier s’'etait remis `a sa manivelle :
— Ah bien, pour ce qui est de moi, c’est pas ces vingt-cinq francs-l`a qui m’enrichiront. Il est dans le jus, qu’il y reste. Merci de l’occasion, on a trop d’emb^etements.
Le p`ere Denis triomphait :
— L`a, qu’est-ce que je disais ?
Un quart d’heure plus tard, la Marie-Jeanne, hal'ee par deux vigoureux percherons, sortait de l’'ecluse, s’engageait dans Saint-Denis.
En m^eme temps qu’elle, happ'e par les remous, le cadavre 'etait sorti de l’'ecluse. Il sautilla `a quelques m`etres de la proue du petit bateau. Celui qui avait 'et'e un homme et qui n’'etait plus qu’une charogne abominable flottait dans le courant, se promenait d'ecid'ement libre, ironique, moqueur, devant tous et devant tout. La soci'et'e avait 'etabli une prime de vingt-cinq francs pour que lui et ses pareils fussent rep^ech'es, mais sans doute il avait conscience, ce cadavre, que son mis'erable squelette inspirait une horreur plus grande que l’app^at d’un gain si modeste, puisqu’il continuait son chemin, prot'eg'e par sa hideur lamentable.
— Dommage, tout de m^eme, murmura le p`ere Denis qui, de temps `a autre, jetait un mauvais regard au mort, il va juste aussi vite que nous ou `a peu pr`es, il nous accompagnera jusqu’`a ce soir. J’aime pas ca.
`A quelque distance de Saint-Denis, cependant, un canot de promenade, mont'e par deux jeunes gens accompagn'es de deux jolies filles, faisaient force de rames. De la fr^ele embarcation, on apercut le noy'e :
— Tiens, regardez, qu’est-ce que c’est ?
`A l’exclamation de l’une des canoti`eres, les autres se retourn`erent et des cris d’horreur jaillirent.
— Mais c’est un mort, c’est un noy'e.
L’un des jeunes gens alors lanca une plaisanterie d’un go^ut douteux :
— On le rep^eche ? on l’invite avec nous ?
— Ah, non alors, quelle horreur. Qu’il aille se faire pendre ailleurs.
Le mort continua son chemin, ballott'e par les flots.
***
L’usine Granjeard, apr`es une p'eriode d’inactivit'e, qui n’avait pas 'et'e longue d’ailleurs, bourdonnait de ses multiples ateliers. Va-et-vient perp'etuel des ouvriers t^oliers, clouant `a grands renforts de masses 'enormes de formidables rivets, marteaux pilons haletant aux ateliers de forges, machines trieuses des ateliers de clouterie, ronflement des dynamos, sifflet des machines `a vapeur scandant le vacarme de l’'enorme entrep^ot. Or, subitement, vers onze heures du matin le silence. L’'electricit'e s’'eteint. Les machines s’arr^etent.
Que se passe-t-il ?
Le contrema^itre Landry frappe discr`etement `a la porte du cabinet de Paul Granjeard :
— Entrez Landry. Qu’est-ce que vous voulez ?
— Monsieur l’ing'enieur, il y a une avarie.
— En effet, je viens d’entendre la cloche. Qu’est-ce que c’est ?
— La pompe `a eau ne fonctionne plus.
— Diable. Qu’est-ce qu’elle a ?
— Je ne sais pas, monsieur l’ing'enieur, j’ai envoy'e les hommes `a la bouche de la Seine, ils sont en train de regarder. Je suis venu vous pr'evenir.
— Vous avez bien fait. Je vous accompagne.
L’usine 'etait b^atie le long des bords de la Seine qui, par une pompe gigantesque, alimentait les chaudi`eres. Or, c’'etait cette pompe `a eau qui venait de s’arr^eter. Au lieu du torrent d’eau qu’elle chargeait habituellement, il ne passait plus dans les tuyaux qu’un mince filet de liquide. La prise devait ^etre obstru'ee le long des berges de la Seine. Paul Granjeard, suivi du contrema^itre principal, atteignit le lieu de l’accident.
— Eh bien ? qu’est-ce qu’il y a ?
Quatre ou cinq ouvriers 'etaient couch'es sur les quais m^eme, regardant l’eau, cependant que d’autres, dans des barques, arm'es de gaffes, s’occupaient `a d'eboucher la prise d’eau.
— Qu’est-ce qu’il y a ? r'ep'etait Paul Granjeard.
L’un des hommes se retourna :
— Monsieur l’ing'enieur, c’est un cadavre, c’est un mort que le courant est venu coller l`a. La prise d’eau l’a aplati contre la grille. Alors il bouche tout.
— Eh bien, rep^echez-le.
Ce qu’ils firent. Avec des cordes, on attacha ses pauvres jambes, puis les ouvriers hal`erent le mort qu’on hissa sur la berge.