La livr?e du crime (Преступная ливрея)
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Tout en avancant, il songeait :
— D'ecid'ement, je suis un mauvais inspecteur et je vais faire perdre quarante-huit sous `a la Compagnie.
Soudain, alors qu’il arrivait `a l’extr'emit'e du passage, l’inspecteur du gaz sentait qu’on lui frappait sur l’'epaule. Il se retourna et tressaillit. Son interlocuteur, homme d’une cinquantaine d’ann'ees, au visage rond et hirsute, le salua d’un amical :
— Bonjour, monsieur Fandor.
Et le journaliste – car c’'etait lui qui se promenait ainsi, coiff'e d’une casquette de fonctionnaire du gaz – reconnut `a son tour le chemineau Bouzille :
— Bouzille, par exemple, si je m’attendais `a te voir par ici. Voil`a qui n’est pas ordinaire. Qu’est-ce que tu deviens ?
Bouzille hocha la t^ete. Il consid'era le journaliste d’un air 'enigmatique, puis, gonflant la poitrine et se redressant pour se donner de l’importance, il r'epondit :
— Eh bien voil`a, fit-il, je suis dans le commerce.
— Ah, ah, fit Fandor, Bouzille dans le commerce, quel commerce ?
— Je suis dans l’alimentation et dans le vice.
— Cette rubrique-l`a, ne figure pas au Bottin, mais c’est d'ego^utant Bouzille, de l’avouer avec un tel cynisme. Alors, comme ca vous donnez `a manger aux repus et vous servez de louche interm'ediaire `a l’assouvissement de leurs passions ? C’est du moins ce que je crois comprendre.
— En effet, monsieur Fandor.
Bouzille frappa sur ses poches :
— `A gauche, alimentation, expliqua-t-il, `a droite, le vice.
Et, en m^eme temps, le chemineau tira des profondeurs de son v^etement des petites herbes vertes et des bouts de cigarettes.
— Gauche, alimentation, insista-t-il, vous voyez ce que je tiens l`a dans la main, eh bien, c’est du mouron, du mouron pour les petits oiseaux, j’vends ca un sou la botte, et quand j’en aurai d'ebit'e deux ou trois tonnes dans ma journ'ee, je vous prie de croire que je pourrai me payer un aussi bon d^iner que Rothschild. De l’autre c^ot'e, c’est le tabac, je fais les m'egots `a la terrasse des caf'es et je transforme les d'echets en cigarettes ou en tabac de pipe. Vous voyez, monsieur Fandor, voil`a comment je suis `a la fois dans l’alimentation et dans le vice : je nourris les b^etes, je fais fumer les hommes.
— Pas mal, dit Fandor, pour une blague, c’en est une, mais je m’'etonne, Bouzille, de te voir de retour `a Paris et quelque peu mis'erable en somme, car, lorsque je t’ai vu pour la derni`ere fois, tu exercais, si je ne me trompe, la profession lucrative de mendiant riche `a Monaco.
— Ah c`a, monsieur Fandor c’'etait le bon temps mais il n’existe plus, c’est d’ailleurs la faute `a votre ami, `a monsieur Juve.
Bouzille, prenant sans facon le journaliste par le bras, lui rappelait alors par suite de quelles aventures il avait 'et'e enferm'e sur l’instigation du policier `a la prison de Monte-Carlo, puis oubli'e par la justice locale et finalement expuls'e :
— Ce ne sont pas des gens comme il faut, monsieur Fandor, conclut-il et ils ne connaissent rien aux usages. Un matin ils m’ont foutu `a la porte, tout simplement comme ca, sans m’avoir jug'e ni condamn'e :
— Qu’est-ce que tu as donc vu comme villes ?
— J’ai vu la prison d’Avignon, pas mal b^atie, mais un peu sale. Puis j’ai fait huit jours `a Lyon, mais ca ne m’a pas plu. Il y a trop de monde, alors j’ai 'et'e chercher `a Chalon-sur-Sa^one un billet de logement pour trois mois que m’a d'elivr'e le pr'esident de la police correctionnelle. Puis, y en a d’autres encore que j’ai oubli'es. Et vous-m^eme, m’sieur Fandor, vous avez donc chang'e de m'etier ?
— En effet, Bouzille, en effet, je suis dans le gaz en ce moment.
— Ca m’a tout l’air d’une blague, cette profession-l`a.
Fandor, d'esormais avait tir'e Bouzille `a l’'ecart :
— Naturellement, Bouzille, que c’est une blague. Je ne suis pas plus dans le gaz que toi dans le commerce, mais cela ne te regarde pas et puisque je te rencontre, tu vas pouvoir me donner quelques renseignements.
Fandor avait fouill'e dans son gousset. Bouzille tendit la main et y hospitalisa une belle pi`ece de cinq francs :
— J’ai fait ma journ'ee, dit-il, je suis `a vos ordres, je vous 'ecoute.
Les deux hommes entr`erent chez le marchand de vins. Depuis plusieurs jours d'ej`a J'er^ome Fandor r^odait dans le quartier de Belleville, `a la recherche, semblait-il, d’une piste myst'erieuse et difficile `a retrouver, `a laquelle il donnait tous ses soins. Quinze jours auparavant, Fandor, plus heureux que son ami Juve des mains duquel s’'echappait le sinistre bandit Fant^omas, avait pu s’attacher `a la poursuite de l’Insaisissable. Lorsque Fant^omas, 'evad'e de la prison de Saint-Calais, s’'etait rendu `a Orl'eans, Fandor 'etait rest'e sur ses talons, l’emp^echant de s’arr^eter, de dormir, presque de respirer. Le journaliste avait livr'e au criminel une poursuite acharn'ee, ne d'esesp'erant pas de l’appr'ehender, lorsque soudain au moment o`u ils arrivaient l’un et l’autre `a la gare d’Orl'eans, Fant^omas, brusquement, avait disparu. Le journaliste, d'epit'e, furieux, mais nullement d'ecourag'e, 'etait alors revenu `a Paris et avait d'ecid'e sans prendre haleine de recommencer ses recherches dans la p`egre o`u, sans aucun doute, Fant^omas ne tarderait pas `a revenir et `a renouer ses relations avec les apaches. Fandor, toutefois, pour proc'eder `a ses enqu^etes, avait d'ecid'e d’agir prudemment.
`A deux ou trois reprises, dans le quartier, Fandor avait apercu la m`ere Toulouche et le terrible Bedeau.
Fandor s’'etait dit qu’il fallait trouver un moyen pratique et naturel de s’introduire dans toutes les habitations du quartier. D’o`u la tenue d’homme du gaz.
Depuis une bonne demi-heure d'ej`a, le journaliste, en faisant boire Bouzille, avait obtenu de lui divers renseignements sur les habitants du quartier et plus il causait avec le chemineau, plus le journaliste acqu'erait la certitude qu’il se trouvait en somme au centre d’un v'eritable ^ilot o`u 'evoluaient les gens qu’il d'esirait retrouver. Oui, c’'etait l`a que tenaient leurs assises, tant^ot dans un assommoir, tant^ot dans un autre, parfois dans un logement ou dans une masure, m^eme au besoin dans un terrain vague, les membres de ce qui avait 'et'e la fameuse bande des T'en'ebreux. Il n’'etait plus question de Fant^omas, toutefois. Bouzille lui-m^eme, cette v'eritable gazette vivante, 'etait sans nouvelle du Roi de l’'Epouvante :
— Mais, ajoutait-il, fier de la r'emun'eration que Fandor lui avait donn'ee, vous pouvez compter que je ne tarderai gu`ere `a ^etre renseign'e. Je vous l’dis, m’sieur Fandor, je suis n'e pour faire de la police, voil`a huit jours seulement que je suis rentr'e `a Paris et je vous ai d'ej`a d'ecouvert, d'eguis'e en homme du gaz, je retrouverai bien Fant^omas si vous me donnez cinq francs par jour, m^eme s’il s’habille en pape, en chiffonnier ou en pr'esident de la R'epublique.
Sur ce, le chemineau se leva brusquement et il sortit du cabaret.