La livr?e du crime (Преступная ливрея)
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Fandor, par la fen^etre le regardait et, avec une surprise non dissimul'ee, il constata que le chemineau, apr`es avoir travers'e la rue, abordait une dame `a la d'emarche 'el'egante, toute v^etue de noir, au visage dissimul'e derri`ere une 'epaisse voilette. Bouzille et l’inconnue s’entretinrent quelques instants sur le trottoir en face du cabaret dans lequel se trouvait Fandor, et le journaliste crut voir le chemineau qui, chapeau `a la main, se confondait en salutations, remettait `a la myst'erieuse personne quelques pi`eces d’argent, puis Bouzille salua encore plus bas et revint au cabaret :
— Qu’est-ce que ca veut dire ? demanda Fandor.
— Ca veut dire que je viens de payer mon terme et pour pas cher, pour la moiti'e du prix, d'eclara Bouzille.
— Ah ? et comment ca se fait ?
— Mais c’est Mme Gauthier.
— Mme Gauthier ?
— Voyons, m’sieur Fandor, vous ne connaissez donc rien de ce qui se passe dans le quartier ? moi qui n’habite Belleville que depuis huit jours, je suis d'ej`a au courant de tout et tout ce qu’il y a de bien avec elle.
— Ta propri'etaire, sans doute, puisque tu lui as donn'e de l’argent ?
— Tr`es peu, m’sieur Fandor, des propri'etaires, n’en faut plus, au lieu que des dames Gauthier, vous pouvez en fabriquer `a la douzaine, on ne se plaindra jamais qu’il y en ait de trop sur le pav'e de Paris. Ca, voyez-vous, c’est le bon Dieu en personne descendu sur la terre, la Providence des pauvres bougres.
Longuement, confus'ement, en 'emaillant son discours de saillies pittoresques, Bouzille expliqua `a Fandor int'eress'e, le r^ole que jouait cette dame myst'erieuse.
Elle faisait partie d’une soci'et'e charitable de femmes du grand monde riche, qui avait pour but de venir en aide aux familles pauvres et nombreuses, de m^eme aux ouvriers, aux malades. Cette soci'et'e charitable payait les loyers des mis'ereux, mais en partie seulement. Chacun, pour faire preuve de bonne volont'e, devait mettre une somme. Cette dame passait le matin du terme, prenait l’argent, puis on n’avait plus `a s’occuper de rien et le lendemain elle apportait la quittance.
— Ainsi, conclut Bouzille, j’avais encore vingt-trois francs `a donner cette semaine au proprio, eh bien, j’ai refil'e sept francs `a la dame Gauthier et c’est sa soci'et'e qui va mettre le reste.
— O`u demeure-t-elle ?
— Ma foi, je n’en sais rien.
Mais Fandor avait demand'e le Bottin, il le consulta : Gauthier… puis, apercevant `a la suite du nom cette indication
— Voil`a la dame, pas vrai Bouzille ?
Le chemineau se pencha sur l’'epaule du journaliste et lut, en suivant les lettres de son gros doigt :
— Rue des Mathurins 149. Oui, ca doit faire l’affaire.
Brusquement, le journaliste quitta le chemineau et dix minutes plus tard, ayant troqu'e sa casquette d’inspecteur du gaz contre un chapeau de feutre mou et dont il se baissa les bords sur les yeux, Fandor faisait les cent pas devant le 149 de la rue des Mathurins.
Le journaliste n’attendit pas en vain. La dame en noir descendit d’un fiacre, et Fandor passant `a ce moment tout `a c^ot'e d’elle, devina ses traits sous l’'epaisse voilette :
— Elle, murmura-t-il, c’est elle. Ah par exemple, si je m’y attendais. D'ecid'ement, je dois ^etre sur la bonne piste.
***
— Madame la tr'esori`ere, vous avez la parole.
Mme Marquet-Monnier, femme de l’honorable banquier de la rue Laffitte et pr'esidente de l’OEuvre des Loyers, venait de parler.
Dans le salon, les dames dont l’^age variait de vingt-cinq `a quarante ans, travaillaient avec l’application des personnes qui ont une mission `a remplir.
Il s’agissait en effet, de la r'eunion hebdomadaire du Comit'e de l’OEuvre des Loyers. Mme Marquet-Monnier en 'etait la pr'esidente, la r'eunion avait eu lieu ce jour-l`a chez la tr'esori`ere, Mme Gauthier, parce qu’on 'etait le jour du terme, le huit du mois, 'ech'eance des petits loyers, et qu’il fallait s’occuper avec la tr'esori`ere de tous les r`eglements d’argent `a effectuer dans ce quartier de Belleville.
Mme Gauthier prit la parole. Elle exposait la situation. L’orateur 'etait une femme d’une remarquable beaut'e. L’'eclat de son teint et de ses cheveux 'eblouissants d’un or brillant tirant sur le rouge, ressortait encore mieux sur sa toilette sombre qu’'egayait un petit col de dentelle blanche.
Mme Gauthier, d’une voix harmonieuse, expliquait `a ses coll`egues qu’elle avait le matin m^eme achev'e de recueillir les parts des loyers que les pauvres gens du quartier de Belleville avaient pu r'eunir :
— Nous avons, dit-elle, huit mille francs `a payer, moins trois mille qui r'esultent de l’effort des locataires, c’est donc cinq mille francs qu’il faut ajouter pour parfaire cette somme.
Mme Marquet-Monnier reprit la parole :
— Vous venez d’entendre, mesdames, dit-elle, le rapport de Mme Gauthier, notre d'evou'ee tr'esori`ere. Quelqu’un a-t-il une objection `a formuler ?…Personne ? Je vous propose donc, Mesdames, l’adoption pure et simple.
Se tournant alors vers Mme Gauthier, la pr'esidente demanda :
— Veuillez avoir l’obligeance, ch`ere madame, de me remettre, d’une part les trois mille francs que vous avez recueillis dans le quartier de Belleville, et de l’autre les cinq mille francs destin'es `a parfaire la somme et qui sont dans votre caisse.
Mme Gauthier se leva :
— Rien n’est plus simple ni plus juste, ch`ere madame.
La jolie femme, tirant de son r'eticule un trousseau de minuscules clefs, alla au petit meuble d’angle, l’ouvrit, mais devant le meuble b'eant, elle demeura stup'efaite, les jambes se d'erobant sous elle.