Le pendu de Londres (Лондонская виселица)
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Juve aspira de profondes bouff'ees de tabac, se retourna sur son divan, jeta sa cigarette, en alluma une autre, la rejeta encore, puis, sur son s'eant et les mains pos'ees sur le divan, le corps pench'e en avant, regardant vaguement et sans le voir le dessin du tapis, il reprit `a haute voix :
— Quinze jours sans nouvelles ! non, c’est inimaginable, c’est impossible… Il m’annoncait une lettre, s’il ne me l’a pas 'ecrite c’est que… Ah ! bigre de bigre !
Juve, enfin, se redressa, comme pris d’une inspiration soudaine, il traversa la pi`ece, alla derri`ere son bureau, et d’un vigoureux coup de poing, il fit r'esonner un gong pendu `a la muraille…
On e^ut dit qu’il s’agissait d’une mise en sc`ene bien r'egl'ee, qu’en une coulisse myst'erieuse, un personnage attendait ce signal pour entrer en sc`ene : le bronze r'esonnait encore que la porte du cabinet de travail s’ouvrait, et que, sans bruit, Jean, le vieux et fid`ele domestique de Juve, faisait son apparition.
— Monsieur m’appelle ?
— Jean ! il n’y avait pas de lettres ce matin pour moi ?…
— Monsieur sait bien que non ; c’est la dixi`eme fois de la journ'ee que monsieur me le demande…
— Cela ne fait rien, Jean. Et ce matin vous ^etes bien s^ur d’avoir fid`element remis `a la poste le nouveau t'el'egramme que je vous ai donn'e pour Londres ?…
— Oui, monsieur. Monsieur me l’a aussi demand'e…
— Jean, c’est que ce t'el'egramme 'etait pour Fandor, et que je n’ai pas de r'eponse.
— Dois-je laisser monsieur ? Monsieur veut-il que j’aille…
— Au diable, Jean… au diable…
— C’est bien, monsieur, se contenta de r'epondre Jean, je m’en vais… Mais la lampe file…
Juve trouva inutile de protester contre cette derni`ere affirmation. La lampe ne filait nullement, mais Jean ne pouvait souffrir de voir l’extraordinaire facon dont Juve passait ses apr`es-midi…
Allumer une lampe alors qu’il faisait grand jour semblait sacril`ege au vieux serviteur, aussi s’autorisant de la tranquillit'e de Juve, Jean, le plus pos'ement du monde, allait-il ouvrir les rideaux, entreb^ailler les volets, puis il souffla la lampe et, de la sorte, ayant, `a son id'ee r'etabli la saine ordonnance des choses telles qu’elles devaient ^etre, il s’appr^etait `a abandonner Juve `a ses r'eflexions.
Mais comme le vieux Jean, la main sur le bouton de la porte, sortait du cabinet de travail, le ma^itre policier le rappelait :
— Jean, ne va pas au diable…
— Bien, monsieur !…
— Va faire ma valise !…
— Laquelle, monsieur ?…
Juve h'esitait une seconde, puis, tr`es net :
— Le num'ero 6.
— Le num'ero 6 ! Monsieur part pour longtemps ?…
— Je pars chercher du travail… d'ep^eche-toi… Dans une heure il faut que ce soit pr^et…
Pr'eparer la valise N° 6, c’'etait clair, c’'etait net, cela signifiait que Juve avait l’intention d’entreprendre une de ces p'erilleuses exp'editions dont il 'etait coutumier.
Depuis longtemps, en effet, le policier avait r'egl'e, pour la commodit'e des ordres, la s'erie de ses bagages sous des num'eros diff'erents…
Lorsque Jean pr'eparait la valise
Or, tandis que le vieux domestique s’empressait `a sa besogne, Juve de son c^ot'e ne restait pas inactif.
C’'etait en souriant qu’il avait vu le man`ege de son serviteur, 'eteignant la lampe, ouvrant rideaux et volets : il s’en f'elicitait, maintenant…
— Cet animal me force `a prendre une d'ecision, songeait-il… Bah ! apr`es tout, qu’est-ce que je risque ? Je ne peux pas rester plus longtemps dans l’incertitude ! Et puis le « petit » a peut ^etre besoin de moi…
Le « petit » c’'etait Fandor…
Le matin m^eme il avait encore envoy'e un t'el'egramme pressant `a Fandor…
Le silence du journaliste devenait angoissant.
— Le « petit » a reconnu Fant^omas, pensait-il, pourvu que Fant^omas ne l’ait pas reconnu, lui… Il n’'ecrit pas, peut-^etre est-il en danger ? peut-^etre a-t-il besoin de moi ?… Pardieu, demain matin je serai `a Londres…
Dans le cabinet de toilette, le vieux Jean accumulait dans la valise tout ce qui constituait l’'equipement compliqu'e que Juve d'esignait sous l’'etiquette « valise N° 6 ». Dans le bureau, Juve s’occupait, avec un z`ele non moindre, `a 'ecrire toute une s'erie de lettres sur du papier d’aspect administratif aux en-t^etes r'ebarbatifs : « Pr'efecture de police », « Services de la S^uret'e », « Brigades des Recherches », « Divisions des Anarchistes ».
***
Juve n’'etait pas marin. Il n’aimait pas exag'er'ement m^eme se trouver sur un bateau par une mer agit'ee. Bien qu’`a l’abri des d'esagr'eables effets du tangage et du roulis, Juve avouait franchement pr'ef'erer au sol mouvant que constitue le pont d’un navire, le sol ferme et s^ur d’une route, voire m^eme d’un champ…
Pourtant, comme le Dieppese trouvait au milieu du d'etroit, filant `a pleine allure vers les c^otes anglaises, Juve, la cigarette aux l`evres, allant de bord sur bord, d’avant `a l’arri`ere, semblait d’humeur guillerette.
La travers'ee, il est vrai, 'etait superbe. La mer, calme comme un lac, avait des reflets de moire, des phosphorescences subites. Au ciel pur, piquet'e d’'etoiles, la fum'ee du steamer d'eroulait un long panache noir que ne brisait aucun vent, qui s’inclinait seulement en raison de la marche rapide qui emportait le navire loin de France.
… Juve 'etait d’excellente humeur, parce qu’il se sentait libre, pour une fois, d’agir exactement comme il lui conviendrait. Le chef de la S^uret'e lui avait confirm'e que sa pr'esence `a Paris n’'etait pas n'ecessaire, lui avait volontiers appris que les proc`es en cours, proc`es dont Juve, officiellement, devait s’occuper, ne r'eclamaient pas son activit'e, m^eme il avait obtenu un cong'e r'egulier de plus d’un mois.