Le Voleur d'Or (Золотой вор)
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Et les pauvres vieux vivaient ainsi, d'echets de gloire, lamentables loques, laiss'es-pour-compte de toutes les batailles, ne concevant rien de plus beau que leur sort, s’enthousiasmant pour les charges de Waterloo en jouant paisiblement aux dames dans l’arri`ere-salle de la buvette.
Leur existence 'etait paisible, monotone. La grande affaire 'etait pour eux les tours de garde. Ils avaient, en effet, comme service, de loin en loin, quelques heures de faction, soit `a la porte des galeries du mus'ee, soit encore `a l’entr'ee du tombeau.
Ce service, d’ailleurs, ne leur co^utait pas. Ils en 'etaient heureux, ils 'etaient fiers d’^etre un peu comme chez eux dans le tombeau de l’Autre et de vivre, avec lui, sur un pied d’intimit'e, dans le fr^olement des grands drapeaux effrangeant leur 'etamine sur le granit imp'erissable.
Depuis quelque temps, cependant, depuis une huitaine, `a vrai dire, une certaine animation semblait r'egner parmi les invalides.
Croquemitaine chantait moins gaiement, et l’adjudant Radrap lui-m^eme, un vieux brave qui avait fait le Mexique et la Crim'ee, d'elaissait les parties d’'echec.
Perp'etuellement, le long des couloirs, dans les galeries balay'ees par la pluie, `a la chapelle, o`u pendent les aigles conquises `a l’ennemi, dans le tombeau de l’Empereur m^eme, les invalides s’abordaient. Ils 'echangeaient quelques mots, hochaient la t^ete gravement, grognaient d’incompr'ehensibles paroles, puis se s'eparaient avec toutes les apparences d’une col`ere vivement ressentie.
— Il faudra 'ecrire `a la place ! disait Laveigne, un ancien fourrier qui avait eu les deux bras emport'es par un boulet `a l’instant o`u il dressait pour une acclamation de joie, au moment de la prise d’une position.
— S^urement ! lui accordait Andrieu, un adjudant dont les deux jambes manquaient, ce qui le rendait ins'eparable de son compagnon, l’un pr^etant ses bras, l’autre aidant `a marcher le b'equillard. Il faudra 'ecrire `a la place.
La place, c’'etait tout bonnement l’administration tut'elaire qui s’occupait de ces pauvres gens.
Mais le mot administration leur 'ecorchait les l`evres. Ils n’'etaient pas des administr'es, que diable !… Ils 'etaient des militaires. Ils n’habitaient pas `a Paris, ils y 'etaient casern'es, cantonn'es… Et les militaires cantonn'es, cela d'epend de la place !
Ce soir-l`a, cependant, dans le grand dortoir, dans la chambr'ee 'enorme, aux lits blancs, Radrap 'etait entr'e avec une brusquerie sans pareille. Il avait, d’un coup d’'epaule, claqu'e la porte derri`ere lui et depuis il gourmandait Croquemitaine qui, puni de tabac pour s’^etre relev'e la nuit, ce qui 'etait un d'elit grave, s’asseyait sur son lit et balancait ses jambes dans le vide en chantant son
— Ca n’a pas de bon sens ! disait Radrap. Qu’est-ce qu’ils font donc les autres ? Le rendez-vous 'etait donn'e pour ce soir huit heures. Il est huit heures, que diable ! J’entends l’horloge qui sonne. Est-ce qu’ils ont oubli'e le mot de passe ?
Croquemitaine s’interrompit de chanter tout comme il s’'etait interrompu en entendant la menace qui l’effrayait le plus, `a savoir qu’il allait r'eveiller l’Autre.
— Pour s^ur, d'eclarait-il avec onction, pour s^ur qu’ils sont encore `a la buvette. Ils doivent fumer !…
Radrap, cependant, allait et venait. C’'etait un des favoris'es de la bande. Il lui manquait tout juste la main gauche et le pied droit. Cela ne l’emp^echait pas d’^etre d’une agilit'e remarquable, marchant avec une grande b'equille, se cognant partout, frisant sa grande moustache blanche et grognant d’une voix de stentor :
— C’est ca, d'eclarait-il, ils fument !… Ah ! c’est du propre ! Il y a de l’indiscipline, mon g'en'eral.
On appelait Croquemitaine mon g'en'eral en raison d’un fait d’armes que le vieux brave avait commis jadis. Il avait, en effet, dans une m^el'ee furieuse, sauv'e le commandant de sa division et, par son heureuse intervention, 'evit'e une panique.
Croquemitaine, cependant, s’'etait repris `a chanter.
— Ba be bi bo bu…
Alors, Radrap marcha sur lui :
— Mon g'en'eral, tais-toi ! r'ep'etait-il. Saperlotte, ce n’est pas le jour de faire l’imb'ecile ! On a du travail sur la planche…
Radrap disait cela d’un tel ton qu’on ne pouvait se tromper `a ses paroles. Le travail dont il s’agissait devait ^etre terrible et sanglant. Le travail, ce devait ^etre quelque combat affreux, quelque furieuse r'evolution, quelque charge audacieuse `a effectuer dans les rangs ennemis.
Mais quel 'etait donc le r^eve du vieil invalide et pourquoi ses yeux lancaient-ils des 'eclairs ?
Radrap, brusquement, prit une d'ecision :
— C’est bon, dit-il `a Croquemitaine. Tu ne veux pas te taire, mon g'en'eral ? Et si tu es grognon, c’est parce que tu es priv'e de tabac ? Eh bien, tiens… on est des fr`eres… Prends une prise dans ma tabati`ere… et vive l’Empereur !
Radrap faisait un cadeau merveilleux `a Croquemitaine. Il ouvrait sa tabati`ere, en effet, il laissait celui-ci y prendre une prise de la main valide qui lui restait. Cela n’allait pas cependant sans quelque difficult'e car, ainsi qu’il le disait lui-m^eme, si Radrap voulait bien ^etre g'en'ereux, il n’entendait pas ^etre b^ete.
— Prends une prise, tonnerre de sang ! tonnait-il, mais n’en prends pas deux !… Hein ! mon g'en'eral, si je n’y veillais pas, vieux farceur que tu es, tu viderais ma tabati`ere !
Et Croquemitaine avait tout juste pris une pinc'ee. Il avait protest'e de sa discr'etion lorsque la porte s’ouvrit :
— Austerlitz ! criait une voix.
— Waterloo ! reprit Croquemitaine.
Et l’'echange du mot de passe continua :
— Le Vol de l’Aigle !