La main coup?e (Отрезанная рука)
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— En voiture, en voiture.
Cette fois, les employ'es criaient l’avertissement d’un ton de voix d'ecid'e. Les voitures faisant le service de la maison de jeux `a la gare 'etaient toutes arriv'ees, nul taxi-auto ne cornait plus dans le lointain, pour supplier que l’on attend^it encore une minute… le train allait partir, les porti`eres claquaient, le train s’'ebranlait…
C’'etait `a cet instant pr'ecis, o`u il 'etait juste temps de sauter en wagon sans quoi il serait trop tard, que deux hommes firent leur apparition sur le quai de la gare, et tous deux, avec l’agilit'e de voyageurs qui envisagent la triste perspective de manquer un train, s’'elancaient sur les marchepieds des derni`eres voitures…
Ouvrir les porti`eres, se glisser `a l’int'erieur des wagons, ce fut pour les deux inconnus l’affaire d’une seconde…
Comme le train s’'ebranlait, prenait de la vitesse, ils 'etaient l’un et l’autre install'es dans deux voitures d'esertes de deuxi`eme classe, en queue du train.
***
Norbert du Rand, `a peine mont'e dans son compartiment, jeta, `a la vol'ee sur les banquettes, son chapeau, d'epouilla ses gants, puis, s’agenouillant `a m^eme la voiture, tirant son portefeuille, 'etala sur les banquettes les billets de banque qu’il avait miraculeusement gagn'es gr^ace aux conseils r'ep'et'es d’Ivan Ivanovitch.
Le jeune homme ne se tenait plus de joie :
— Trois cent mille francs ! J’ai gagn'e trois cent mille francs !… Hip, hip, hip, hourra ! voil`a, ma parole, de quoi 'epater tous les camarades du cercle, et payer un diamant `a Isabelle de Guerray !… et envoyer des fleurs `a cette petite dinde de Denise pour l’'eblouir, et me payer des cigares. Ah ! je savais bien que la Fortune 'etait pour moi. Je savais bien que j’aurais la veine `a la roulette. Mon Dieu, que je suis donc content. Je ne fume plus que des cigarettes `a bout dor'e.
Tout cela 'etait un peu incoh'erent, mais Norbert du Rand ne brillait pas par l’intelligence.
Au surplus, et cela se comprenait, il 'etait litt'eralement affol'e par le gain qu’il venait de r'ealiser, et, perdant la t^ete il s’obstinait `a compter et `a recompter ses billets, les maniant avec une joie d’avare, les 'epinglant par liasse, les comptant encore.
… Pendant ce temps-l`a, le train filait `a vive allure, trouant la nuit noire, serpentant le long de la C^ote d’Azur, fr^olant `a certains moments la mer qui battait presque le remblai, traversant des massifs d’arbres verdoyants, contournant des jardins o`u des corbeilles de fleurs, sem'ees en pleine terre malgr'e la saison, parfumaient la brise d’odeurs lourdes, ent^etantes, grisantes…
***
Le second voyageur, qui, `a l’instar de Norbert, 'etait juste arriv'e `a la gare de Monaco pour sauter sur le marchepied du convoi au moment o`u celui-ci s’'ebranlait, avait eu, comme le jeune homme, la bonne fortune d’entrer dans un compartiment vide.
Mais il n’en profitait pas, – loin de l`a, – pour compter des liasses de billets de banque, ainsi que le faisait l’excellent jeune homme, ami d’Ivan Ivanovitch.
Quel 'etait d’ailleurs ce personnage ?
Il 'etait curieusement v^etu, malgr'e la temp'erature cl'emente de la nuit, d’un lourd manteau de voyage, de drap 'epais et moelleux, dont il avait relev'e le col, ce qui l’engoncait plus haut que le menton.
Sur la t^ete, ce voyageur portait un chapeau mou, comme en portent les artistes, un chapeau mou dont il avait rabaiss'e les bords, qu’il avait enfonc'e si profond'ement sur sa t^ete, qu’`a vrai dire, on ne voyait gu`ere de son visage qu’une barbe noire fris'ee, fournie, une barbe qui s’emm^elait avec sa moustache, qui somme toute, lui dissimulait compl`etement les traits.
`A peine 'etait-il entr'e dans son wagon que, brusquement, il avait baiss'e les stores garnissant les vitres de la porti`ere et des fen^etres, puis, encore, le rideau att'enuant `a volont'e l’'eclairage de l’ampoule 'electrique.
L’ombre ainsi m'enag'ee dans le compartiment, l’homme s’'etait jet'e, plut^ot qu’assis, dans l’un des coins sans rien dire, les bras crois'es, immobile, r'efl'echissant probablement.
Il demeura ainsi de longues minutes. Lorsque le convoi, avec un bruit d’'echos, franchit un pont jet'e sur la voie, imm'ediatement, l’homme sortit de son inactivit'e :
— Voil`a le moment, songeait-il, allons.
L’inconnu alors se livra `a une 'etrange besogne…
Il alla d’abord `a pas lents jusqu’`a la porti`ere donnant sur le couloir du wagon, il pencha la t^ete, examina l’'etroit corridor :
— Personne ? Non, personne. Allons, la chance est pour moi. Cela se passera le mieux du monde.
Revenant alors dans l’int'erieur de son wagon, l’inconnu retira de sa poche une sorte de morceau d’'etoffe noire, que terminaient deux longs rubans de soie…
— C’est merveilleusement pratique, songea-t-il encore, c’est simple comme bonjour, et c’est une bonne pr'ecaution.
Tout en monologuant, il avait nou'e autour de son front les deux rubans de soie. Mais ce n’'etait pas un bandeau, c’'etait un masque, un masque qui maintenant flottait devant le visage de l’inconnu, qui nou'e plus haut que les bords du chapeau et rabattu sous le collet du manteau, rendait le voyageur compl`etement invisible, impossible `a reconna^itre.
Silhouette d’horreur, silhouette d’atrocit'e et de myst`ere, que cet homme masqu'e de noir, cet homme qui, marchant sans faire le moindre bruit s’avancait souple, vigoureux, le long du couloir.
O`u allait-il ?
Qui 'etait-il ?
L’inconnu semblait, de minute en minute, redoubler de pr'ecaution. Il parvint rapidement `a la hauteur de la porti`ere donnant sur le wagon o`u se trouvait le jeune Norbert du Rand. Cette porti`ere 'etait ouverte, dessinait, sur le plancher du couloir, un carr'e lumineux.
— Parbleu, toutes les veines, murmura le masque.
Et, avec une brusquerie, une rapidit'e extraordinaires, comme s^ur de son fait, comme sachant d’avance, qui il allait trouver dans ce wagon, l’homme se pr'ecipita.
Norbert, au moment o`u l’inconnu bondit vers lui, 'etait agenouill'e, tournant presque le dos au couloir du wagon, comptant ses billets de banque. Il n’entendit rien. Il ne pensa `a rien, occup'e seulement de sa fortune, lorsqu’il se sentit saisi impitoyablement par la nuque. On le coucha de force sur la banquette. On l’'etouffa `a moiti'e en lui enfoncant la t^ete dans le capiton des coussins.