La main coup?e (Отрезанная рука)
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Les yeux d’Ivan Ivanovitch brillaient d’une 'etrange lueur. D’un geste saccad'e il tira sa montre de son gousset :
— Dix heures trente cinq, murmura-t-il, le temps de faire une fortune.
Avant de reprendre :
— Pour avoir remarqu'e tous ces d'etails, ces inconv'enients, mon cher Norbert du Rand, il faut que vous n’ayez vraiment pas le temp'erament du joueur.
Norbert haussa les 'epaules :
— Je n’en sais rien, ma foi, lorsqu’il m’est arriv'e de m’installer `a des tables de roulette ou de baccara, j’ai toujours risqu'e des sommes si insignifiantes pour ma fortune que peu m’importait de perdre ou de gagner.
— Vous 'eprouveriez peut-^etre des 'emotions plus agr'eables si vous risquiez un gros coup.
Avec une certaine m'efiance Norbert du Rand qui, comme tous les riches, 'etait avare, toisa son interlocuteur :
— Qu’est-ce que vous appelez
Ivan cette fois avait pris le jeune homme par le bras : il l’entra^inait insensiblement vers la septi`eme table de roulette, parce qu’elle 'etait un peu moins entour'ee que les autres et qu’ils pouvaient plus facilement s’en approcher.
— Le gros coup, insinuait Ivan Ivanovitch, il ne s’agit pas de vouloir le faire, il faut savoir ^etre assez habile, assez prudent et assez audacieux pour risquer peu en d'ebutant, pour mod'erer ses mises lorsqu’on est dans une passe de perte, et pour charger le tableau lorsqu’on sent venir le gain. Il y a l`a une question de flair, d’instinct, devrais-je dire. Soyez assur'e qu’un joueur qui a du temp'erament et qui en m^eme temps est ma^itre de lui-m^eme doit r'eussir, s’il observe ces prescriptions.
Norbert, int'eress'e, souriait :
— Les observeriez-vous, vous-m^eme ?
Ivan serra les poings, son regard s’assombrit.
— Hier peut-^etre, dit-il. Mais pas aujourd’hui, aujourd’hui je puis faire mieux.
— Vraiment ?
Ivan Ivanovitch lancait des regards de c^ot'e comme s’il redoutait d’^etre entendu. Il 'etait bien joueur, joueur dans l’^ame, bien convaincu sans doute de son secret, de son proc'ed'e, s’il en avait un, car il se m'efiait `a l’extr^eme et semblait terrifi'e `a l’id'ee que quelqu’un pourrait le surprendre, deviner la mani`ere dont il atteindrait la fortune.
Apr`es avoir m'edit'e une seconde, Ivan Ivanovitch 'eloignait `a nouveau Norbert du Rand de la table de jeu.
Il le conduisait dans la galerie et comme celle-ci, par hasard, 'etait `a peu pr`es d'eserte, l’officier, sans prendre la peine d’att'enuer le son de sa voix, sugg'erait anxieusement, plein d’angoisse, au jeune Norbert du Rand :
— Il faut jouer. Il faut que vous jouiez ce soir. Jouez gros, jouez tout ce que vous avez, vous gagnerez une fortune, je le sens, je le sais, j’en suis s^ur.
La conviction de cet homme 'etait telle, que, malgr'e son scepticisme habituel, Norbert du Rand se sentit 'ebranl'e. Pourquoi ne jouait-il pas, apr`es tout ? Qu’est-ce qu’il risquait ?
Certes, il 'etait bien trop terre `a terre pour 'eprouver un sentiment superstitieux. Mais l’aventure l’amusait.
L’officier n’avait-il pas dit :
« Ma m'ethode consiste `a jouer peu lorsqu’on perd et `a ponter gros lorsqu’on gagne
Norbert pouvait toujours risquer quelques vingtaines de louis. On verrait bien ensuite.
— Et vous, interrogea-t-il en regardant l’officier, jouerez-vous aussi ?
Ivan d'etourna la t^ete : ses yeux obstin'ement fixaient la pointe de ses souliers.
— Non, grogna-t-il, je ne peux pas, je ne peux pas, je ne jouerai pas.
Mais, comme s’il faisait un effort pour formuler une telle demande, il poursuivit d’une voix sourde :
— Je vous demande simplement ceci : jouez comme je vous le dirai, suivez mes conseils aveugl'ement et le b'en'efice, eh bien, le b'en'efice…
Norbert avait compris ; avec un tact parfait il ajouta, compl'etant la pens'ee que n’osait formuler l’officier :
— Nous le partageons.
***
Quiconque aurait 'ecout'e leur conversation aurait 'et'e `a coup s^ur fort peu 'edifi'e sur la situation sociale des gens qui s’entretenaient entre eux.
Il y avait l`a trois messieurs, entre trente et quarante-cinq ans, qui fumaient de voluptueux cigares sans para^itre se pr'eoccuper le moins du monde des drames qui se d'eroulaient sans cesse autour des tapis verts.
L’un d’eux, un homme ventripotent, `a la barbe poivre et sel peign'ee en 'eventail, qui revenait de boire un cocktail au bar, quittait `a l’instant ses compagnons pour aller saluer une jolie dame brune qui passait au milieu la salle, un programme du th'e^atre `a la main :
— Quelle charmante soir'ee, ma ch`ere amie, faisait le gentleman, en baisant respectueusement la main de son interlocutrice, que saluaient de loin les deux autres fumeurs.
La dame en profita pour avouer sa fatigue :
— Je suis ext'enu'ee, disait-elle `a haute voix, je vous en prie, mon cher ami, si vous avez une chaise ou un fauteuil, faites m’en donc profiter.
Le personnage ventripotent d'esignant du doigt un canap'e disponible, la jeune femme brune allait s’y installer.
Elle 'etait ainsi un peu `a l’'ecart de la foule et brusquement le ton de la conversation se modifia.
Ce n’'etaient plus les phrases polies, nuanc'ees et banales d’un entretien mondain. Certes, les gestes et les physionomies ne se modifiaient point, mais ils d'ementaient les paroles 'echang'ees entre la femme et les trois hommes.