L'?vad?e de Saint-Lazare (Побег из Сен-Лазар)
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— Bigre ! avait alors murmur'e le docteur, se tournant vers ses deux internes, vous devinez le cas, messieurs ?
Et comme les deux internes hochaient la t^ete, interrogateurs, le praticien reprenait :
— Vous notez, n’est-ce pas, qu’il n’y a aucun membre de bris'e, aucune fracture. Donc, le choc ne s’est pas produit sur l’un des membres. Donc, l’homme, n’est pas tomb'e sur un bras, sur une jambe, ni m^eme sur la t^ete. Car il y aurait plaie au cr^ane. Enfin, messieurs, cette impuissance `a s’exprimer, cette immobilit'e que garde ce bless'e est encore significative. L’homme a d^u tomber sur les reins. Ce sont les reins qui ont port'e, quand il a rencontr'e le mur d’enceinte, vous comprenez ?
Les deux internes ne semblaient pas encore tr`es s^urs du fait.
— Mon Dieu, c’est bien simple, continuait le chef. Nous devons ^etre en pr'esence d’une rupture de la colonne vert'ebrale avec distension de la moelle. Les centres nerveux ne correspondent plus, d’o`u impossibilit'e pour ce bless'e de s’exprimer. Les centres vitaux, les r'eflexes principaux n’'etant pas atteints, le coeur bat, la respiration s’effectue, la vie subsiste. En revanche, le corps doit ^etre insensible. J’ajoute que si, par malheur ce bless'e faisait le moindre mouvement, ou pour mieux m’exprimer, si par malheur, on le d'eplacait sur son lit, il y aurait chance de rompre la moelle distendue dans le canal des vert`ebres. Alors la mort serait foudroyante.
Ayant ainsi parl'e, avec l’autorit'e grave du chirurgien qui sonde la nature d’un mal `a travers les chairs, le praticien s’'etait h^at'e de prendre les mesures que n'ecessitait l’'etat du bless'e.
Sur son ordre, on avait couch'e l’ouvrier sur une planche, puis on l’avait attach'e aux 'epaules, aux reins, aux genoux et aux chevilles, de facon `a ce qu’il ne p^ut faire le plus petit mouvement.
— La seule chance que ce garcon a d’^etre sauv'e, d'eclarait le chirurgien, c’est que, pendant un mois au moins, il ne fasse pas le plus petit mouvement. Du repos, une immobilit'e absolue, une immobilit'e perp'etuelle, voil`a le seul traitement en cas de rupture de la colonne vert'ebrale. Nous allons, d’ailleurs nous assurer si je ne me trompe pas en diagnostiquant cette rupture. Envoyez-moi une auxiliaire de l’infirmerie, et dites-lui de prendre deux aiguilles `a piq^ures, flamb'ees.
`A l’infirmerie, c’'etait pr'ecis'ement H'el`ene que l’on envoya pour aider le praticien. La jeune fille n’avait pas encore vu le bless'e de pr`es, mais, quand elle fit son apparition dans la petite chambre o`u on l’avait transport'e, tandis qu’elle tendait au docteur les deux aiguilles qu’il avait r'eclam'ees, elle devint d’une p^aleur de morte.
Le malheureux bless'e n’'etait pas un inconnu pour elle, puisque c’'etait… Fandor.
— Je vais passer ces deux instruments `a travers les chairs du bless'e, expliquait le chirurgien, en commencant par le mollet, en montant `a la cuisse, puis aux hanches, l’insensibilit'e sera absolue tant que nous nous trouverons en-dessous des vert`ebres rompus. Elle sera moyenne quand nous arriverons `a la hauteur de ces vert`ebres, elle sera torturante quand nous serons au-dessus d’elles. Voyez, messieurs.
Pench'e sur le lit de sangle, le m'edecin fit ce qu’il venait de dire, il taillada `a coups de ciseaux les v^etements du bless'e, d'ecouvrit les endroits o`u les piq^ures devaient avoir lieu.
Mais, tandis qu’il piquait de sa longue aiguille les mollets du malheureux Fandor, H'el`ene ne perdait pas de vue la face du bless'e. Et il lui semblait alors que, de son c^ot'e, le moribond la regardait ardemment, qu’une terrible expression de souffrance se lisait dans les yeux du jeune homme. Pourtant, il ne faisait pas un mouvement, il demeurait parfaitement rigide.
— Sensibilit'e rigoureusement absente, conclut le m'edecin.
— Il souffre, il souffre, c’est horrible, songeait H'el`ene.
Et elle eut une envie folle d’arracher le docteur `a ce lit, de lui crier :
— Ce n’est pas un ouvrier, ce n’est pas par hasard qu’il est l`a, s’il a fait cette chute 'epouvantable, c’est qu’il voulait me rejoindre, reconnaissez-le donc, c’est J'er^ome Fandor.
Or, tr`es calme, toujours, l’homme de l’art poursuivait :
— Sensibilit'e absente encore `a la hauteur des cuisses et des hanches. Nous allons voir plus haut. Il piqua dans les chairs. Mais, cette fois, une crispation passa sur le visage du bless'e.
Le m'edecin se releva :
— C’est bien ce que je vous disais, messieurs, la fracture des vert`ebres est au second tiers sup'erieur de la colonne vert'ebrale, la mort est probable. Toutefois, il faut ordonner la plus rigoureuse immobilit'e.
Le m'edecin se retourna vers l’infirmi`ere-chef :
— Mademoiselle, ordonnait-il, vous m’avez bien compris ? Il faut que cet homme ne bouge point, les chances de mort sont infiniment probables, mais enfin, on peut essayer de le sauver. Vous allez laisser aupr`es de lui une auxiliaire pour le soigner, qui l’alimentera toutes les heures de deux cuiller'ees de bouillon. Rien d’autre `a faire en ce moment, je reviendrai demain matin. D’ailleurs, dans quinze jours peut-^etre, il sera transportable.
***
Une heure plus tard, pour la premi`ere fois, H'el`ene demeurait seule en pr'esence du bless'e. L’infirmi`ere-chef qui jusqu’alors avait 'et'e continuellement dans la chambre du bless'e, venait de se retirer, en r'ep'etant les ordres du docteur. La porte se referma sur elle.
Alors, d’un mouvement fou, imp'etueux, H'el`ene se pr'ecipita vers le lit du moribond :
— Fandor, Fandor.
Mais, au m^eme moment, elle avait la surprise d’entendre la voix du jeune homme lui r'epondre :
— H'el`ene, ma ch`ere H'el`ene, mon amour.
Or, le m'edecin lui-m^eme l’avait dit, quelques heures auparavant : le bless'e ne pouvait pas parler.
Comment parlait-il donc ? H'el`ene, stup'efaite, interdite, demeurait immobile. Elle voyait Fandor remuer les l`evres et, le plus tranquillement du monde, l’entendit faire cette d'eclaration :
— Sont-ils assommants, tous `a vouloir que j’aie la colonne vert'ebrale bris'ee. Vous me feriez joliment plaisir en donnant un peu de l^ache `a mes sangles. J’en ai assez de faire l’imb'ecile sur le dos. Parbleu, mais vous semblez stup'efaite, ma ch`ere H'el`ene, vous pensiez donc que c’'etait vrai ? que j’'etais aux trois quarts mort. Ah, je l’avais devin'e `a votre effroi, tout `a l’heure. J’aurais bien voulu vous rassurer, mais le moyen ? Allons, que diable, riez, souriez, je vous affirme que je n’ai rien du tout. Tout cela c’est un truc. Un truc pour arriver `a vous parler. Je ne suis pas du tout tomb'e sur les reins. J’avais parfaitement calcul'e mon affaire. Je suis tomb'e sur les pieds. Je n’ai pas une 'egratignure. Je me porte comme le Pont-Neuf. Allons, riez.
C’'etait un sanglot qui lui r'epondit. `A bout d’'energie, bris'ee d’'emotion, H'el`ene qui avait 'et'e dupe, ne r'esistait plus. Elle pleura longuement. Puis, souriant `a travers ses larmes, elle finit par interroger le jeune homme :
— Mais c’est incroyable, mais c’est fou, et ces piq^ures que vous ne sentiez pas ?
— Je les sentais parfaitement, mais je ne voulais rien laisser voir. Si vous vous imaginez, ma ch`ere H'el`ene, que c’est amusant de se voir passer des aiguilles `a travers le mollet, vous vous trompez joliment. Seulement, je n’ai rien dit. Si j’avais cri'e, on aurait 'event'e mon pi`ege.