La mort de Juve (Смерть Жюва)
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Il 'etait sept heures moins le quart `a peine, et le rendez-vous avait 'et'e fix'e pour six heures et demie, mais d'ej`a l’ancien cocher, sans la moindre consid'eration pour ses invit'es, s’'etait attabl'e et avait vid'e les raviers de hors-d’oeuvre.
En face de lui, Irma de Steinkerque, elle aussi, faisait honneur `a ce commencement de repas.
— Vous savez, s’'ecria Prosper, en voyant arriver ses amis, l’heure c’est l’heure, n’est-ce pas ? C’est mon patron qui m’a appris cela quand j’'etais en place, eh bien, c’est une bonne habitude que je conserve, de m^eme que celle de d^iner t^ot dans les restaurants `a la mode, vous comprenez pourquoi ?
— Ma foi, pas particuli`erement, d'eclara P'erouzin qui, machinalement, lustrait son chapeau haut de forme de la manche.
— Quand on s’am`ene de bonne heure, on est certain d’avoir tous les bons morceaux. Maintenant que vous avez compris, `a table, et ne perdons pas de temps, car le d^iner peut faire attendre les d^ineurs, mais les d^ineurs ne doivent pas se permettre de retarder le d^iner.
***
`A huit heures du soir, Nalorgne et P'erouzin, 'echauff'es par les vins capiteux que g'en'ereusement Prosper leur avait pay'es, quittaient le restaurant du Faisan Dor'eet s’acheminaient vers le boulevard.
De nouveau, l’heure les talonnait. P'erouzin, pour activer sa digestion p'enible et diminuer la congestion qui lui montait aux tempes, aurait volontiers fait un bon kilom`etre `a pied, mais Nalorgne, exsangue et blafard, ne souffrait pas d’un semblable exc`es de sant'e et, tout au contraire, l’esprit tr`es net, il disait `a son compagnon :
— Prenons une voiture pour nous faire conduire l`a-bas.
P'erouzin allait faire signe `a un taxi-auto, mais Nalorgne l’en emp^echa :
— Inutile, dit l’ancien pr^etre, de prendre un v'ehicule aussi cher, un fiacre ordinaire suffira bien. Il ne nous faudra pas plus d’une demi-heure pour aller d’ici `a la barri`ere de Montrouge.
Les deux associ'es firent donc signe `a une voiture `a cheval et donn`erent l’adresse, ce qui d'etermina une sourde col`ere chez le cocher, peu satisfait `a l’id'ee de s’en aller `a cette heure d'ej`a tardive `a l’autre bout de Paris.
La d'ecision prise par Nalorgne, si elle ne contentait qu’`a moiti'e P'erouzin, satisfaisait en tout cas un troisi`eme personnage que les deux associ'es n’avaient point remarqu'e, bien que cet individu les e^ut imm'ediatement suivis depuis leur sortie du restaurant. Dans la foule des promeneurs qui allaient et venaient sur le boulevard, ce personnage pouvait passer inapercu. C’'etait un jeune homme d’une trentaine d’ann'ees, dont la mise correcte, mais modeste, n’attirait pas l’attention. Comme il tenait `a la main une bicyclette, il 'etait oblig'e, perp'etuellement, de demeurer `a l’extr'emit'e du trottoir pour que sa machine p^ut rester sur la chauss'ee.
Lorsque le cycliste vit que les deux associ'es prenaient un vulgaire fiacre, il poussa un soupir de satisfaction :
— Pour une fois, j’ai de la chance. S’il m’avait fallu, avec mon manque d’entra^inement, suivre une automobile, je n’aurais jamais pu y parvenir. Mais o`u diable ces gaillards vont-ils m’emmener ?
L’inconnu se r'esigna `a se laisser guider, enfourcha sa machine et se faufilant, non sans difficult'e, au milieu des encombrements, ne perdit pas de vue le v'ehicule dans lequel 'etaient mont'es les deux agents d’affaires de la rue Saint-Marc.
Si ces deux nigauds de Nalorgne et P'erouzin avaient port'e leur regard autour d’eux, c’e^ut 'et'e l’occasion pour eux de retomber une fois de plus sur cette sagesse des nations ch`ere au moins au second nomm'e, pour dire : le monde est petit, seules, les montagnes, ne se rencontrent pas. Le jeune homme qui les suivait, en effet, n’'etait autre que celui qu’ils avaient mission de retrouver pour leur cliente M lle H'el`ene, la dactylographe d’Herv'e Martel.
Qu’'etait donc devenu le journaliste, depuis les heures tragiques o`u, s’efforcant de prendre Fant^omas, il avait d^u abandonner la poursuite du sinistre bandit pour ramasser son malheureux ami Juve, tomb'e sous les coups de l’ennemi ?
Pr'eoccup'e par la sant'e de Juve, Fandor, pendant de longues semaines, n’avait pas quitt'e le chevet de son ami. Mais bient^ot, il avait d^u se remettre `a son m'etier de journaliste. S’il 'etait revenu `a son ancien journal, La Capitale, il avait, sur le conseil de Juve, d'ecid'e de garder l’anonymat. D'esormais, ses articles paraissaient non sign'es.
Cependant, le mauvais 'etat de sant'e du policier s’'eternisait. Un jour, avec une force de caract`ere admirable, il avait d'eclar'e `a Fandor :
— Mon pauvre petit, je crois bien que la paralysie ne me quittera plus.
Ce qui ne l’emp^echait pas de continuer `a travailler une dizaine de jours auparavant. Juve avait dit au journaliste, `a propos des affaires myst'erieuses de l’avenue Niel :
— Il y a dans l’entourage d’Herv'e Martel des gens suspects et des 'ev'enements myst'erieux. Occupe-toi donc un peu de conna^itre les tenants et aboutissants de tout ce monde-l`a.
Or Fandor avait appris, d`es qu’il avait commenc'e ses enqu^etes, qu’il y avait, faisant partie du personnel de la charge d’Herv'e Martel, une certaine jeune fille du nom d’H'el`ene. Certes, il en existait d’autres, du moins on le disait, mais pour Fandor, il n’en 'etait qu’une. Le hasard, ou sa bonne 'etoile, ou simplement encore la perspicacit'e de Juve, allait-il le mettre sur la trace de la fille de Fant^omas ?
Sur ce, J'er^ome avait recu un mot de Jean, porte-plume de son ma^itre, le priant de surveiller le cocher Prosper et les individus qu’il fr'equentait. C’est ainsi que Fandor, tout naturellement, 'etait tomb'e sur Nalorgne et P'erouzin, ce qui explique qu’on le retrouve en train de les filer.
Le fiacre s’arr^eta enfin aux fortifications. Et Fandor, d'ecrivant avec sa bicyclette un virage savant, s’'eloigna du v'ehicule pour se dissimuler dans l’ombre des foss'es. Les parages de la porte de Montrouge 'etaient d'eserts en effet, `a cette heure de la soir'ee. Cependant Nalorgne et P'erouzin, apr`es avoir r'egl'e leur fiacre, franchirent la barri`ere et s’achemin`erent `a pied vers le sinistre quartier du Grand-Montrouge, dont les mis'erables habitations, m^el'ees `a de vagues ateliers, `a de sombres usines, donnent `a l’ensemble de la r'egion un aspect redoutable, lugubre.
— O`u diable vont-ils ? se demandait Fandor, derri`ere eux, le guidon `a la main.
Soudain, les deux associ'es s’arr^et`erent devant une masure surmont'ee d’une haute chemin'ee, ce qui lui donnait une allure d’usine. Ils frapp`erent `a une porte basse, attendirent quelques instants. La porte s’entreb^ailla. Les deux hommes p'en'etr`erent dans la propri'et'e, entrant dans le noir, et Fandor se retrouva dans une petite ruelle aux pav'es in'egaux.
Cependant aux coups frapp'es par Nalorgne et P'erouzin, quelqu’un 'etait venu ouvrir. Les deux associ'es avaient reconnu Fant^omas. Le bandit verrouilla soigneusement derri`ere lui, puis fit signe de le suivre aux agents d’affaires.