La mort de Juve (Смерть Жюва)
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— Vous savez ?
— Oui, j’ai bavard'e avec Pastel.
— Un imb'ecile.
— Mais non, un homme intelligent, mais un commercant. L’avez-vous d'ecid'e ?
— Non, j’ai mieux que lui.
Pastel, dont l’inconnu venait de parler 'etait un bonhomme au caract`ere bizarre qui, depuis son arriv'ee `a Cherbourg, faisait le d'esespoir d’Herv'e Martel.
Pastel 'etait en effet un des gros entrepreneurs francais sp'ecialis'es dans les op'erations de renflouement, de sauvetage des bateaux naufrag'es. Ancien matelot qui, chose curieuse, avait renonc'e `a son m'etier parce qu’il n’avait jamais pu dominer les terribles souffrances du mal de mer, il 'etait devenu un excellent scaphandrier d’abord, un intr'epide sauveteur ensuite. L`a o`u d’autres avaient 'echou'e, il avait r'eussi brillamment. Sa renomm'ee petit `a petit avait grandi et de la sorte, devenu universellement r'eput'e dans les milieux maritimes, il avait pu, gr^ace `a un labeur acharn'e second'e par une folle t'em'erit'e, monter une v'eritable entreprise de sauvetage, utilisant de nombreux employ'es, disposant d’un mat'eriel perfectionn'e, de pontons submersibles, de grues puissantes, de cha^ines, de dragues, de tous les outils enfin qui peuvent concourir `a la remise `a flot d’un navire englouti. C’'etait `a Pastel que le courtier maritime avait tout de suite song'e lorsqu’il avait appris que le Triumphavait sombr'e.
« La rade du port de guerre n’est pas si profonde, avait estim'e Herv'e Martel pour qu’il soit impossible, vraisemblablement de renflouer le cargo boat. De plus si le renflouement du Triumphen lui-m^eme est une op'eration trop difficile, c’est bien le diable si Pastel ne parvient pas `a extraire de la cale les caisses d’or qui seules m’int'eressent, et qu’il faut que je sauve, co^ute que co^ute, ou c’est la ruine.
— C’est pas de veine, avait affirm'e Pastel, demeurant in'ebranlable devant les objurgations du courtier, mais c’est indiscutable. L`a o`u le Triumpha coul'e il y a un trou de pr`es de quarante ou cinquante brasses et de plus, je m’en suis assur'e moi-m^eme par des sondages, le malheureux bateau est sur le flanc, dans un 'equilibre si pr'ecaire qu’il n’y a pas moyen d’y envoyer des scaphandres. Ce serait exposer la vie des hommes et cela pour rien, je vous le r'ep`ete.
Herv'e Martel, 'epouvant'e `a l’id'ee qu’on ne pouvait m^eme rien tenter pour arracher aux flots les fameuses caisses d’or, avait insist'e tant qu’il avait pu, Pastel 'etait demeur'e in'ebranlable.
— Rien `a faire, s’'etait-il content'e de r'ep'eter.
Et force avait bien 'et'e le matin m^eme, `a Herv'e Martel d’abandonner tout espoir de le faire revenir sur ses d'ecisions.
— Vous voyez, cher monsieur, conclut le courtier qui venait de raconter les refus du sauveteur `a l’infortun'e manchot, vous voyez que j’avais raison de vous le dire, Pastel est un imb'ecile. Sa r'eputation de sauveteur est usurp'ee. J’aurais donn'e pour l’op'eration que je lui proposais une grosse somme. Il la perd b^etement.
Le manchot, cependant, n’'etait pas de cet avis :
— H'e, r'epondait-il en riant, vous en parlez `a votre aise et, pardonnez-moi de vous le rappeler, comme un homme qui a ses deux bras, si vous aviez 'et'e comme moi victime d’un accident, vous comprendriez peut-^etre mieux qu’il y a des entreprises t'em'eraires qu’il est pr'ef'erable de ne pas tenter, surtout lorsqu’elles sont impossibles.
— Vous parlez un peu au hasard, cher monsieur, puisque vous ignorez autant que moi les difficult'es r'eelles de l’entreprise et nous tomberons certainement d’accord lorsque vous apprendrez qu’un Norv'egien m’a fait des propositions que je me suis empress'e d’accepter. O`u Pastel a 'echou'e, sans m^eme avoir rien tent'e, quelque id'ee me dit que mon Norv'egien va r'eussir. D’ailleurs, continuait-il, quand on songe aux merveilles que r'eussit la science moderne, il semble bien inadmissible qu’on ne puisse pas, avec le temps, r'eussir `a retirer une fortune sous trente m`etres d’eau.
Le manchot r'epondit simplement :
— Croyez bien que je vous souhaite d’avoir raison. Mais j’ai grande confiance en Pastel.
Le manchot allait continuer lorsqu’un homme `a casquette galonn'ee approcha :
— Monsieur a-t-il besoin de mes services ? Monsieur veut-il que je lui passe son pardessus ?
C’'etait 'evidemment le domestique mis aux ordres de l’infirme. Herv'e Martel se tourna vers son compagnon :
— Vous connaissez la ville, monsieur ?
— Assez bien. Oui. Pourquoi ?
— Moi-m^eme, je connais tr`es mal Cherbourg, si vous n’avez rien de mieux `a faire, voulez-vous que nous fassions un tour ensemble ?
— Tr`es volontiers. Vous ^etes infiniment aimable de m’offrir votre compagnie, j’ai l’habitude de ne solliciter la compassion de personne, mais croyez que je suis sensible `a la sympathie. Voulez-vous me permettre de renvoyer mon domestique ? Je serais heureux de donner une heure de libert'e `a ce pauvre homme qui m’aide `a vivre.
— Je passe au fumoir prendre mon chapeau, dit Martel.
— Je vous suis. Pour moi, je reste toujours coiff'e. Il est trop compliqu'e d’avoir `a demander l’aide d’un serviteur.
Herv'e Martel, pr'ec'edant l’infirme, ouvrit la porte. La fen^etre 'etait ouverte et un courant d’air fit voltiger les papiers.
— Entrez, proposa Herv'e Martel `a son compagnon. Sans cela nous allons briser les carreaux.
Le manchot p'en'etra dans la pi`ece, Herv'e Martel referma la porte, cependant que la caissi`ere de l’h^otel qui avait elle-m^eme senti le courant d’air traversait la salle `a manger pour aller fermer les fen^etres. Or, la caissi`ere n’'etait pas encore au milieu de la salle, qu’elle s’arr^etait net dans sa course, cependant que les ma^itres d’h^otel, d'ej`a occup'es `a desservir, s’arr^etaient eux aussi, clou'es sur place.
Une terrible clameur venait de s’'elever :
— `A l’assassin.
Bruit d’un corps qui tombe. Nouveaux appels. Violents coups de pieds contre la porte du fumoir.
— Ouvrez. Ouvrez. Au secours ! On l’assassine !
Brouhaha 'epouvantable.
Cris, clameurs, coups de pieds qui r'esonnent dans les salles attirent domestiques et clients. La caissi`ere hurle. Les garcons attendent, bouche b'ee.
Le portier du palace, important personnage v^etu d’une redingote bien chamarr'ee de galons d’or larges de cinq centim`etres, retrouva le premier sa pr'esence d’esprit. C’'etait le Saxon, il b'egaya avec un fort accent :
— Ch^ur et chertain qu’il se passe un grime l`a-tetans. Je vais aller foir.
Et tr`es brave, le grave portier courut `a la porte du fumoir, ouvrit, cependant que d’un m^eme mouvement chacun des assistants se pr'ecipitait vers le seuil de la pi`ece.
La porte ouverte, il suffisait d’un coup d’oeil pour examiner en entier la petite pi`ece tendue de bleu clair, d’ordinaire si paisible. Deux hommes. L’un 'etait l’infirme, le manchot, les yeux dilat'es d’horreur, tapait `a grands coups de pied contre la porte pour prier que l’on ouvr^it, l’autre 'etait Herv'e Martel, couch'e de tout son long sur le sol et dont la poitrine, trou'ee d’un coup de poignard, laissait 'echapper des flots de sang qui dessinaient une grande flaque rouge d'ej`a.