La mort de Juve (Смерть Жюва)
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6 – L’INSAISISSABLE APPARA^IT
Ce n’'etait pas encore le grand luxe, le luxe des banques fastueuses o`u les clients sont invit'es `a s’asseoir sur de vastes et moelleux fauteuils de cuir, mais tout de m^eme le contentieux avait gagn'e en confortable, progress'e en luxe et son am'enagement faisait le constant orgueil de P'erouzin et de Nalorgne.
La veille m^eme, les deux associ'es s’'etaient rendus aux « Magasins R'eunis » et y avaient fait l’acquisition d’un certain nombre d’objets de premi`ere utilit'e. Une corbeille `a papier monumentale remplacait l’antique carton `a chapeau qui jusqu’alors en avait tenu lieu, des chaises neuves s’alignaient le long du mur, deux fauteuils de bureau tendaient des bras accueillants au milieu de la pi`ece, une lampe de cuivre, 'etincelante, tr^onait en bonne place sur la table de Nalorgne.
`A cette table, P'erouzin 'etait assis. Il brandissait un superbe crayon bleu, acquisition de la veille, et il alignait des chiffres, cependant que Nalorgne, pench'e sur son 'epaule, surveillait anxieusement son travail.
— Combien trouvez-vous, P'erouzin ?
— Huit et huit seize et trois dix-neuf, et six, vingt-cinq, je pose cinq et je retiens deux. Mon cher ami, nous avons fait ce mois-ci, huit mille sept cents francs. C’est trop beau. Ca ne durera pas.
— P'erouzin, vous ^etes assommant avec votre pessimisme qui ne vous emp^eche pas d’engraisser. Pourquoi voulez-vous que ca ne dure pas ? La combinaison est merveilleuse, simple, sans al'eas, elle n’expose presque pas `a des risques, et de plus elle promet de rapporter gros, toujours plus gros. Tenez, je donnerai ma t^ete `a couper que nous ferons cinquante mille cette ann'ee. Cinquante mille francs, vous m’entendez ? nous ferons cinquante mille francs.
— Ou vingt mois de prison.
— P'erouzin, vous ^etes assommant. Vous voyez toujours tout en noir, vous mettez tout au pis. Ah, tenez, vous m'eriteriez, en v'erit'e, que tout `a l’heure je r'ep`ete vos paroles `a Prosper, `a notre excellent ami Prosper, `a notre cher associ'e.
Cela s’'etait fait tout doucement.
Petit `a petit, gagn'es `a la tranquille inconscience de Prosper, P'erouzin et Nalorgne s’'etaient trouv'es associ'es avec l’escroc.
Les s'eduisants sourires d’Irma de Steinkerque, ma^itresse admir'ee de Prosper, n’avaient peut-^etre pas 'et'e d’ailleurs pour peu de chose dans l’extraordinaire changement qui s’'etait fait dans l’attitude des deux hommes d’affaires passant du r^ole de policiers `a celui de complices, d’escrocs. `A vrai dire, Nalorgne et P'erouzin, depuis qu’ils aidaient Prosper `a r'ealiser ce que celui-ci appelait ses petits b'en'efices, n’avaient gu`ere lieu de se plaindre. L’association donnait les meilleurs r'esultats. P'erouzin, qui geignait toujours, s’'etait r'ev'el'e comme un dessinateur de premi`ere force, il n’avait pas son pareil pour dessiner un acte, car il n’entendait pas qu’on dise, cela le vexait, qu’il imitait les signatures. Nalorgne, de son c^ot'e, ne restait pas inactif. Peut-^etre avait-il trouv'e sa voie, il faisait preuve d’une merveilleuse ing'eniosit'e pour obtenir des renseignements sur les mouvements de caisse des grandes maisons de commerce de Paris. Prosper, jadis n’op'erait que les jours d’'ech'eance, maintenant, gr^ace aux secours qu’il recevait de Nalorgne et P'erouzin, il ne s’'ecoulait gu`ere de journ'ees sans que, muni de factures d^ument acquitt'ees, il ne parv^int `a se faire remettre des fonds.
— Nalorgne, je ne sais pourquoi mais j’imagine que demain, oui demain, nous conna^itrons notre Waterloo.
— Taisez-vous donc, mon cher. Je pense au soleil d’Austerlitz.
L’arriv'ee de Prosper, coupa court `a ces m'etaphores guerri`eres. Prosper, joyeux, comme `a son ordinaire, la figure 'epanouie, le geste large et la voix tonitruante :
— H'e, alors, les enfants, criait l’ancien cocher, serrant les mains de Nalorgne et P'erouzin, comment ca va la petite sant'e ? pas mal hein ? Vous avez embelli votre logement, des chaises neuves, une lampe, une corbeille `a papiers. Sapristi de sapristi, c’est pas du fumier de moineaux.
Nalorgne et P'erouzin, cependant, avaient 'et'e chercher des verres, puis une vieille bouteille de fine que l’ancien cocher aimait `a accoler.
Prosper, d’ailleurs, ne perdit pas son temps en circonlocutions :
— Si qu’on parlait d’affaires, proposait-il, qu’est-ce que vous avez comme boulot aujourd’hui ? J’ai dans l’id'ee, je ne sais pas pourquoi, que vous devez avoir quelque chose `a me communiquer, pas vrai, Nalorgne ?
Nalorgne s’'etait assis derri`ere son bureau. Il tirait d’un tiroir ferm'e `a double tour un petit dossier o`u il tira un papier qu’il passa `a Prosper.
— Voil`a une belle affaire.
— H'e, je vois que vous ne vous mouchez pas du pied. Dix mille balles qu’il y a `a toucher. Cr'e cochonnerie, c’est tentant en effet. Seulement, je ne vois pas comment on pourrait proc'eder.
Le cocher reposait sur le bureau le papier qu’il venait d’examiner. C’'etait une facture au nom de la maison Norel, constructeurs d’automobiles. Cette facture d^ument acquitt'ee, gr^ace `a l’habilet'e sp'eciale de P'erouzin, 'etait au nom d’Herv'e Martel.
— Cr'e bon sang, continua le cocher, c’est rien que de le dire, je trouverais ca bien rigolo de me pr'esenter ou de faire pr'esenter cette facture-l`a `a mon ancien patron. Ah, le mec, comme qu’il sauterait, quand ca serait qu’un autre encaisseur, un vrai, viendrait lui demander de payer `a nouveau et qu’il comprendrait le truc. Seulement, dame, Nalorgne, je ne vois pas comment du tout op'erer ? Avez-vous quelqu’un ?
Le coup que pr'eparaient ensemble le trois voleurs 'etait tentant en effet. Herv'e Martel devait payer le lendemain dix mille francs `a la maison Norel, dernier versement de l’automobile qu’il avait achet'ee r'ecemment. Nalorgne s’'etait procur'e le renseignement, avait m^eme r'eussi `a obtenir, en allant acheter une pi`ece d'etach'ee aux usines Norel, un mod`ele de facture qu’un petit imprimeur avait parfaitement imit'e, que P'erouzin avait artistement dessin'e et Herv'e Martel paierait certainement les dix mille francs `a qui lui pr'esenterait cette facture irr'eprochable.
Seulement Martel les connaissait tous trois.
— Avez-vous quelqu’un, Nalorgne ? r'ep'eta Prosper. Il y a longtemps, je vous le dis, que nous devrions avoir pris un employ'e. L’extension des affaires nous y oblige et c’est bien le diable si l’on ne peut pas d'ecouvrir `a Paris un bonhomme honn^ete, s'erieux, de confiance.
Depuis quinze jours, en effet, les deux associ'es, sur le conseil de Prosper, ins'eraient dans les grands journaux de petites annonces, demandant pour encaissements un employ'e bien r'emun'er'e.
Ils donnaient alors une adresse poste restante, convoquaient les candidats dans des caf'es de la p'eriph'erie, car ils ne se souciaient gu`ere de r'ev'eler leur v'eritable adresse, mais jusqu’`a pr'esent, nul ne s’'etait pr'esent'e qui leur e^ut donn'e satisfaction. Nalorgne, en principe, trouvait tous les candidats trop intelligents.
— Tr`es peu de ces gaillards-l`a, P'erouzin, ils d'ebineraient le truc et nous vendraient `a la police.
P'erouzin, lui, trouvait tous les candidats trop b^etes, trop simples d’esprit :
— Je crois, r'ep'etait-il, je crois que d'ecid'ement nous ferions mieux de ne point traiter avec ceux-l`a. Pas assez d'ebrouillards.
— Bon sang de coquin de sort, jurait l’ancien cocher, c’est tout de m^eme malheureux que vous ne soyez pas fichus de d'ecouvrir un loustic capable de nous rendre les services dont nous ayons besoin, je vous ai bien trouv'es, moi. Ah sapristi, j’commence `a croire que vous manquez de flair. Enfin, qui avez-vous vu aujourd’hui ?
P'erouzin, seul, s’'etait occup'e de la question, car Nalorgne avait 'et'e chercher des renseignements sur les 'ech'eances de fin de mois.